En janvier 1995, le Président François Mitterrand déclarait devant le Parlement Européen : « l'exception culturelle, c'est l'idée que les œuvres de l'esprit ne sont pas des marchandises comme les autres ; c'est la conviction que l'identité culturelle de nos nations et le droit pour chaque peuple au développement de sa culture sont en jeu ; c'est la volonté de défendre le pluralisme, la liberté de ne pas abandonner à d'autres ses moyens de représentation ... »
L'une des traductions de cette exception culturelle dans notre pays est le régime d'assurance sociale des intermittents du spectacle. Un peu plus de 10 ans après la fièvre de l'été 2003, la direction actuelle du Medef, qui ne sait plus quelle régression sociale inventer, s'en prend à nouveau à un régime qui a contribué de façon majeure au dynamisme de la création culturelle.
Commençons par rétablir les chiffres. Dans une vision comptable simpliste empruntée à la Cour des comptes, les opposants au régime évoquent un déficit chronique de 1 milliard d'euros en mettant en parallèle les cotisations (autour de 200 millions d'euros) et les prestations versées (1,2 milliards). C'est simplement oublier que la logique d'un régime d'assurance chômage est la solidarité interprofessionnelle, comme le rappelle l'ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot, dans un article lumineux[i]. Le solde cotisations-prestations des salariés en CDD est un déficit compris entre 4 et 6 milliards, celui des salariés en CDI un excédent de plus de 10 milliards. C'est la logique même d'un régime d'assurance chômage que ceux dont le risque de chômage est faible (CDI) contribuent au financement de ceux qui y sont le plus souvent confrontés (CDD, Intérimaires, et Intermittents).
Le milliard d'euros ne reflète pas le coût de la spécificité du régime des intermittents qui est en réalité 3 fois plus faible. Selon les estimations de l'UNEDIC, publiées dans le rapport parlementaire de Jean-Patrick Gilles sur l'emploi dans le secteur artistique[ii] l'alignement sur le régime général ne conduirait qu'à une moindre dépense de 320 millions d'euros, soit trois fois moins que le milliard de la Cour des comptes.
La vraie question n'est pas la vision simpliste et comptable mais l'importance de ce régime pour le dynamisme de la création culturelle. Certes, on peut en réduire certains abus et notamment ce que l'on appelle la « permittence », qui conduit de grandes entreprises audiovisuelles à utiliser ce régime pour des salariés permanents qu'elles devraient embaucher en CDI.
Mais le problème fondamental est l'apport incontestable de ce régime à la création culturelle.
Le financement de la création, qu'elle soit culturelle scientifique ou économique justifie un financement public ou du moins socialisé. Dans le domaine scientifique, les choses sont simples : les chercheurs sont recrutés sur des critères universitaires et la société accepte de financer ces chercheurs pendant toute leur carrière parce sans ce vivier il n'y aurait pas de découvertes fondamentales, même si celles-ci ne sont le fait que d'un très petit nombre. Cela n'a évidemment pas de sens pour la création culturelle, sauf pour des structures très particulières, comme les grands établissements. La création culturelle est en effet très différente de la création scientifique et se rapproche par de nombreux côtés de la création d'entreprise. Dans les deux cas, il n'y a pas de critère simple qui permette de faire une sélection a priori car le talent se découvre par l'usage : un autodidacte peut se révéler un grand artiste ou un grand créateur d'entreprise. Par ailleurs ces deux métiers s'exercent avec une incertitude et une prise de risques extrêmes.
En assurant à l'artiste ou au technicien une régularité de revenus fondée sur l'activité réalisée dans la période précédente, le système de l'intermittence est le complément indispensable d'un financement de la création fondé sur le projet en non sur la personne. De ce point de vue, ce régime est une contribution incontestable au dynamisme de la création culturelle dans notre pays. Et, au fond, que l'assurance chômage finance la précarité de ceux qui prennent le risque de la création est une socialisation du risque profondément vertueuse d'un point de vue économique.
Rétablir le système de la date anniversaire, supprimée par la réforme de 2003, remettrait de la cohérence et de la simplicité en revenant à une base annuelle en lieu et place des 10 mois et 10,5 mois inventés pour réaliser des économies qui ont eu en réalité pour principal effet de précariser encore plus un grand nombre d'intermittents. Le rapport d'Olivier Pilmis et Mathieu Grégoire réalisé pour le Syndeac[iii], qui modélise l'impact de différents dispositifs d'indemnisation des intermittents, est éclairant à cet égard. Il montre que le retour au principe de la date anniversaire et au seuil des 507 heures annuelles pour l'ouverture des droits n'est pas plus couteux que le système actuel. Ce retour aux règles antérieures ne générerait pas en effet un afflux massif d'allocataires : l'augmentation des effectifs serait inférieure à 4 %. Le durcissement des règles d'éligibilité entrainées par la réforme de 2003 a surtout eu pour effet d'accentuer le nombre d'intermittents exclus temporairement du dispositif avant de le réintégrer. En d'autres termes cette réforme a accru fortement la précarité des intermittents pour un impact budgétaire dérisoire.
Enfin les artistes, comme les scientifiques, ont non seulement une mission de création mais aussi une mission d'éducation. L'éducation artistique à l'école est heureusement redevenue une priorité de la politique gouvernementale, Quand on a vu le quatuor Debussy travailler avec les enfants des écoles de la Croix-Rousse, on réalise à quel point le contact de l'enfant et de l'artiste est irremplaçable. Mais pour accompagner ce développement, il serait pertinent d'augmenter le volume d'heures d'enseignement pouvant être assimilées à des heures travaillées au titre de l'intermittence en les portant par exemple comme le suggère le rapport parlementaire de Jean-Patrick Gilles de 55 à 80 heures.
Bref, ce régime mérite d'être renforcé et non pas encore une fois dégradé comme le souhaite le Medef qui n'est guère regardant sur la dépense publique quand il en est bénéficiaire pour des montants près de 100 fois supérieur (20 milliards de CICE et 10 milliards d'allègements, soit 30 milliards de dépenses fiscales !).
Un Pacte de Responsabilité devrait aussi ne pas oublier ce bien commun d'une nation : sa culture.
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[i] Laurence Parisot : Pourquoi il faut cesser de tirer sur les intermittents, Les Echos, 24 Février 2014
[ii] Rapport d'information n° 941, Commission des affaires culturelles et des affaires sociales, Avril 2013
[iii] http://www.syndeac.org/assets/POLITIQUES_PUBLIQUES/intermittence_rapport-public-syndeac2014.pdf