Vous pouvez lire ci-dessous mon article paru dans l'édition de juillet de L'Economie Politique
Le sujet de ce numéro spécial « qu'est-ce qu'une politique de gauche ? » n'est pas anodin. Depuis plusieurs mois et pour certains depuis plus d'un an, un grand nombre d'électeurs de François Hollande sont désemparés et se demandent où les mène la politique économique conduite par le président de la République et son gouvernement. Les 60 propositions étaient-elles inadaptées à la situation économique, comme ce fut le cas en 1983 quand la gauche dut prendre le tournant de la rigueur ? Pour avoir analysé à 30 ans de distance les politiques économiques des deux périodes, je ne le pense pas[1]. Ce qui était vrai de la relance contrariée de 1981 ne l'est pas de la politique économique mise en oeuvre à la suite du discours du Bourget et des 60 propositions de François Hollande. Ces propositions étaient et restent la réponse pertinente à la crise même s'il y manquait des mesures sur la compétitivité, et même si la durée de la récession européenne avait été sous-estimée. Cela ne justifiait aucunement d'oublier à la fois la demande et des mesures phares du programme présidentiel comme la réforme de l'imposition des revenus, pour faire de la politique de l'offre l'alpha et l'oméga de la nouvelle politique économique d'un gouvernement socialiste.
[1] Sur la politique des années Mitterrand : Alain Fonteneau et Pierre-Alain Muet « La gauche face à la crise » Presses de Sciences-Po, 390 pages, novembre 1985, et sur la première année de la politique de François Hollande ; Pierre-Alain Muet « Le bon chemin, La politique économique de la gauche mise en perspective », Fondation Jean Jaurès, 118 pages, juin 2013.
Le terme « socialisme de l'offre » n'a pas plus de sens que son opposé « le socialisme de la demande ». L'offre et la demande ne sont pas des sujets politiques mais des concepts économiques et le choix entre l'une ou l'autre des politiques - ou encore leur combinaison subtile comme cela serait nécessaire dans la conjoncture actuelle - n'est pas affaire d'idéologie mais d'efficacité économique. Affirmer que « l'offre crée la demande » quand la France sort péniblement d'une récession due à l'effondrement de la demande en Europe est consternant. Répéter quotidiennement qu'il suffit de prendre des mesures d'allègement sur les entreprises pour sortir de la récession actuelle, alors que les conjoncturistes savent que c'est le redémarrage de la demande qui conditionne celle-ci, témoigne surtout d'un déficit de la pensée macroéconomique.
Une crise sous-estimée
Par son ampleur, ses racines et ses conséquences, la crise qui a éclaté en 2008 est comparable à celle de 1929. Elles sont l'une et l'autre l'aboutissement des deux grandes phases de mondialisation et de dérégulation financière qui les ont précédées. Elles sont nées toutes les deux des dérives incontrôlées de la finance et d'une explosion des inégalités qui ont nourri une croissance artificielle fondée sur des exigences de rentabilité incompatibles avec l'économie réelle.
La pression constante sur les salaires, résultant de ces exigences de rentabilité, a profondément creusé les inégalités entre les revenus salariaux modestes qui stagnaient et les revenus élevés qui explosaient, conduisant à une formidable accumulation de la richesse au sein d'une petite minorité de la population. D'un côté, l'endettement des ménages modestes se substituait à la hausse des salaires pour maintenir la progression de la demande, alimentant une croissance artificielle fondée sur l'endettement. De l'autre, la dérive des hautes rémunérations a alimenté des prises de risque insensées, entretenues par la multiplication d'innovations financières, qui ont conduit à une envolée des prix des actifs jusqu'à ce que tout s'effondre lorsque les anticipations des marchés se sont retournées.
Cet effondrement du prix des actifs a produit dans les deux cas les réactions en chaîne conduisant à la dépression selon un mécanisme de déflation par la dette déjà bien décrit dans les années trente par l'économiste Irving Fischer : les banques cessent de prêter, l'investissement s'effondre entraînant l'ensemble de la demande dans sa chute.
Contrairement à la crise de 1929, les gouvernements ont su éteindre l'incendie financier et éviter des faillites bancaires par une injection massive de fonds publics, transférant les dettes des banques aux Etats. Ils ont su aussi prendre des mesures de relance dans tous les pays en 2009 pour éviter l'effondrement massif de la demande. Mais, comme dans les années 30, la crise née aux Etats-Unis a produit ses effets les plus désastreux quelques années plus tard en Europe. En laissant planer des doutes sur la solidarité qui les unissait, les dirigeants européens ont transformé le sauvetage de la Grèce en une crise généralisée de la zone euro. Pourtant, si la crise des dettes souveraines a éclaté en Europe, ce n'est pas parce que notre continent était plus endetté que les autres, il l'était moins ! Mais il était le continent le plus fragile car nous avons construit une union monétaire sans solidarité financière entre ses membres, alors même que l'achat et la vente de la dette publique est l'instrument naturel de la politique monétaire.
Impuissante pendant plusieurs années à prendre les mesures susceptibles d'enrayer les attaques spéculatives affectant certains de ses membres, corsetée dans des règles budgétaires et des principes de politique économique d'un autre âge, l'Europe s'est infligé une cure d'austérité qui n'a de précédent que dans les déflations des années 30. Le principal impact aura été un effondrement massif de la production et de l'emploi et la plus longue récession qu'ai connue l'Europe depuis la seconde guerre mondiale.
La réponse nationale et européenne pertinente à la crise est une politique mettant en oeuvre une véritable régulation financière à travers une séparation des activités bancaires, la réduction des inégalités par l'impôt et une action forte, nationale et européenne, en faveur de l'emploi et de l'investissement pour sortir de la récession. D'une certaine façon ce sont les axes de la politique que mit en oeuvre Roosevelt dans les années 30 et dont la généralisation, après la seconde guerre mondiale contribua à la longue période de stabilité financière et de prospérité de l'après-guerre. Mais il fallait pour cela sortir du dogme néolibéral qui domine le continent européen et a abouti aux politiques absurdes d'austérité qui enfoncèrent l'Europe dans la dépression. Le discours du Bourget, avec ses accents Rooseveltiens et les 60 propositions qui l'accompagnaient était une réponse pertinente à la crise mais de reculs en abandons, la politique économique qui suivit finit par perdre sa colonne vertébrale pour se muer en une forme de pensée unique qui avait déjà sévi à gauche sous le gouvernement Beregovoy avec le succès que l'on sait.
Du discours du Bourget au Pacte de responsabilité
Le discours du Bourget était l'acte fondateur d'une politique de Gauche réaliste, réduisant les déficits, combattant le chômage dans toutes ses dimensions, s'attaquant à la dérégulation financière, lançant une grande réforme de l'imposition des revenus pour réduire les inégalités et réorientant la politique européenne en faveur de l'emploi et de la croissance. Et, d'une certaine façon, l'essentiel du programme de la première année a bien été à la fois la traduction de ce discours et la mise en œuvre des principaux engagements du candidat. Traduction molle diront certains en songeant à la réforme bancaire a minima, ne transférant dans la filiale que 2 % des opérations de marchés, ou encore la réorientation de la politique européenne. Mais, s'agissant par exemple de l'Europe, le « Pacte de croissance et l'emploi » adopté au conseil européen du 29 juin qui devait atteindre 1 % du PIB européen était une réponse pertinente pour compenser – en partie – l'effet dépressif des politiques de consolidation budgétaire des Etats-membres. Mais sa mise en œuvre ne fut jamais à la hauteur des promesses et, en revanche, l'ampleur et la simultanéité des politiques restrictives nationales accentua fortement la récession.
Dans le contexte d'une reprise qui devait s'amorcer dès 2013, la stratégie du gouvernement consistait à donner priorité à la réduction des déficits à court terme avec un effort structurel de 30 milliards dans le budget pour 2013 (10 en réduction de dépenses, 20 en augmentation des recettes) pour arrêter rapidement l'hémorragie de la dette, tout en soutenant l'emploi par la mise en oeuvre rapide des emplois d'avenir. Ce choix d'un effort important de réduction du déficit en début de mandat, devait rendre possible un effort structurel de réduction des déficits beaucoup plus modéré dans les années suivantes.
Des doutes sur la capacité de résistance du gouvernement face aux Lobbies patronaux commencèrent dès le débat sur le budget pour 2013, lorsque le ministre des finances abandonna sans la défendre une part importante de la réforme des plus-values, alors même que la réforme initiale préservait pourtant largement l'entreprise. Mais ce qui constitua en fait l'embryon du tournant qui devait changer à terme le cours de la politique économique du gouvernement fut ce qui avait été sous-estimé dans la campagne : la compétitivité. Peu de députés et sans doute guère plus de ministres eurent conscience qu'au moment où l'Assemblée supprimait la TVA sociale, début juillet 2012, le Premier ministre demandait un rapport sur la compétitivité à celui qui, quelques jours avant aux journées d'économies d'Aix-en-Provence, s'était clairement prononcé pour une « TVA sociale » trois fois plus forte que celle que supprimait au même moment l'Assemblée nationale. La mise en garde d'un certain nombre de députés quant au risque d'un transfert massif des entreprises aux Ménages dans une conjoncture déprimée a conduit le gouvernement Ayrault à différer la remise du rapport pour se donner le temps de bâtir une « synthèse ». Cette synthèse fut le CICE de 20 milliards, dont le financement différé d'un an préservait l'équilibre fragile de politique économique de 2013 en épargnant un nouveau choc dépressif au plus fort de la récession. Mais comme tout allègement de cotisation sociale non ciblé, une faible part seulement du CICE concernait le secteur exposé à la concurrence internationale.
Avec une récession plus profonde et plus longue que prévue, les pertes de recettes fiscales limitaient fortement la réduction effective des déficits malgré l'ampleur de « l'effort structurel », et le chômage continuait évidemment à croître. Dans une situation caractérisée par un déficit de demande plus fort qu'anticipé, il eût été cohérent de mettre à profit les deux années de délais accordés par l'Europe dans la réduction des déficits, pour soutenir le revenu des ménages à travers une action forte sur l'emploi du secteur non marchand, comme cela avait été fait en 1997 avec les emplois jeunes. Car dans une situation conjoncturelle où la croissance n'est pas suffisante pour créer des emplois dans le secteur marchand, c'est la création volontariste d'emplois dans le secteur non marchand qui crée les conditions du retour de la croissance. En d'autres termes, dans cette situation c'est l'emploi qui crée la croissance, car un emploi d'avenir supplémentaire c'est un revenu dépensé immédiatement et donc des débouchés qui manquent cruellement aux entreprises.
Le pari du Président d'inverser durablement la courbe du chômage était l'objectif pertinent pour retrouver la croissance et ce pari pouvait être gagné. Mais encore fallait-il mener le combat avec une politique massive de l'emploi. C'est l'inverse qui se produisit : un tournant majeur de politique économique misant tout sur l'offre. Les allègements d'impôts sur les entreprises programmées pour les 3 prochaines années passèrent de 20 à 30 Mds en janvier, puis à 38 en mars avec la suppression de la surtaxe IS remplaçant un impôt sur l'EBE éphémère, enfin à 41 avec la suppression d'une contribution (la C3S) prélevée principalement sur les grandes entreprises pour financer les retraites des entrepreneurs individuels. Une accumulation sans précédent de dispositifs mal évalués, mal calibrés moins destinés à aider les vrais entrepreneurs qu'à calmer les humeurs. Et tout cela financé par une réduction « sans précédent » des dépenses !
Rééquilibrer le « pacte de responsabilité »
Est-il raisonnable de programmer 46 milliards d'allègements dont 41 sur les entreprises quand nous devons donner priorité à la réduction des déficits ? Je ne le pense pas. Le rapport Pébereau qui avait alimenté le débat de la campagne présidentielle de 2007 avait fort justement plaidé pour ne pas procéder à des allègements d'impôt, tant que le déficit n'était pas revenu à un niveau raisonnable. La France a payé très cher les allègements d'impôts de Nicolas Sarkozy en 2007, qui nous ont valu d'aborder la crise en déficit excessif et ont été largement responsables de l'explosion de notre dette. Certes, les allègements proposés aujourd'hui concernent le système productif et non les Français fortunés, comme sous Nicolas Sarkozy. Mais ce montant est-il efficace ?
Pour les entreprises très fortement impliquées dans l'échange international, un allègement de fiscalité conduit assez rapidement à une hausse de l'emploi et de l'investissement. Pour ces entreprises dont le marché est mondial, ce sont les gains de compétitivité qui conditionnent leur développement. Mais, moins du tiers des allègements concernent des entreprises industrielles ou impliquées dans la compétition internationale. Quant à la grande majorité des autres, elles n'augmenteront l'investissement et l'emploi que si les perspectives de demande s'améliorent. Au moment où l'économie sort péniblement de 3 ans de récession, l'effet dépressif rapide des réductions de dépenses risque de peser sur la reprise avant que les allégements aient le moindre impact positif.
Les allègements de cotisations patronales ont un effet incontestable sur l'emploi lorsqu'ils sont concentrés sur les bas salaires, car en resserrant l'éventail des salaires, le SMIC a un impact négatif sur l'emploi que l'allégement de cotisation corrige. C'est d'ailleurs une politique « consensuelle » que la Gauche comme la Droite ont mis en œuvre depuis plusieurs années. Sur des salaires plus élevés, l'effet est en revanche beaucoup plus discutable et mériterait d'être évalué attentivement avant d'être mis en œuvre. Car on ne peut pas se permettre de gaspiller des ressources quand la contrepartie est une réduction des dépenses qui risque de remettre en cause des politiques sociales majeures.
Car si le pacte comporte 50 milliards de réduction des dépenses publiques en 3 ans, ce n'est pas principalement pour réduire les déficits, mais pour financer les allégements. On peut demander des efforts importants à nos concitoyens quand il s'agit de réduire le déficit et d'arrêter l'hémorragie de la dette. Mais quand ces efforts servent à financer une autre forme de dépense – fiscale cette fois –, il faut être assuré que les allègements sont plus efficaces que les dépenses qui sont supprimées en contrepartie. Et cela est d'autant plus nécessaire que ces dépenses fiscales vont être comptabilisées en véritables dépenses et non en réduction d'impôts dès le prochain budget, avec le changement des règles européennes de comptabilité nationale.
Or jusqu'à présent aucun gouvernement n'a été capable de faire plus de 10 milliards de réduction de dépenses par an. Quand on se fixe des montants de réduction de dépenses difficilement accessibles, les politiques de gel et de rabot prennent le pas sur la modernisation de l'Etat et les chefs de bureau de la direction du budget sur les ministres de la république. On peut peut-être l'accepter pour réduire les déficits, c'est plus discutable pour financer des allègements fiscaux.
Enfin il faut s'interroger sur les effets à long terme de ces politiques de baisse du coût du travail. Depuis la seconde guerre mondiale, la France a toujours résorbé son déficit extérieur par des dévaluations – en d'autres termes par une baisse du salaire réel – alors que l'Allemagne a toujours été conduite à réévaluer sa monnaie. Cela explique que nous nous sommes spécialisés dans des secteurs où la compétitivité par les prix joue beaucoup alors que l'Allemagne s'est spécialisée dans le haut de gamme. Ce qui est vrai pour les dévaluations et les réévaluations l'est aussi sur le plan fiscal et il faudrait y réfléchir quand nous mettons en oeuvre ces politiques de baisse de coût du travail. Pour des économies développées c'est l'innovation le vrai facteur de compétitivité !
C'est enfin un tout autre univers politique que dessine ce programme de responsabilité. Le chiffrage des 60 propositions de François Hollande sur lequel nous avons été élus représentait « 20 milliards d'euros à l'horizon 2017 ». Certes, il manquait dans le programme présidentiel des mesures sur la compétitivité et elles sont nécessaires, mais est-il raisonnable qu'elles soient presque deux fois supérieures au coût des 60 engagements du Président au point de bouleverser complètement l'équilibre de notre programme et de devenir la seule ligne directrice de la politique économique du gouvernement ?
En particulier l'une des réformes majeure du programme de François Hollande, celle de l'imposition des revenus, s'est arrêtée à la première étape, alors même qu'elle était la réponse cohérente à une imposition des revenus archaïque. Certes quelques mesures sont prises en faveur des ménages. Mais le déséquilibre entre l'effort demandé aux ménages (gel des prestations et du point d'indice notamment) et l'ampleur des allègements accordés aux entreprises n'est optimal ni d'un point de vue social, ni d'un point de vue économique et encore moins du point de vue politique. En rééquilibrant sérieusement le pacte en faveur des ménages, on conjuguerait justice sociale et efficacité économique, tout en respectant la même réduction des déficits. Et meilleure façon d'amorcer ce rééquilibrage c'est de revenir à l'objectif de François Hollande d'inverser rapidement la courbe du chômage par une action massive en faveur des jeunes avec les emplois d'avenir et l'apprentissage.