L'economie de marché fonctionne très bien quand l'état joue son rôle

12
Nov
2009

A l'Assemblée nationale, ce sont les trois mousquetaires de la critique intelligente de la politique économique du gouvernement. Didier Migaud est le plus médiatique, il est président de la Commission des finances – de par la volonté d'ouverture de Nicolas Sarkozy. Les deux autres, Michel Sapin et Pierre-Alain Muet, jouent davantage le rôle d'inspirateurs et de pourvoyeurs d'argumentaires pour le président Migaud. "Je privilégierai toujours la rigueur scientifique et la rigueur d'expression", confie en aparté Pierre-Alain Muet. Une telle réserve ne prédispose pas à la joute oratoire en hémicycle, forcément simplificatrice. Mais le député de Lyon est ainsi : il veut être un arpenteur du terrain où va se fabriquer collectivement le programme du Parti socialiste. Du moins est-ce la mission qu'il s'est fixée, en référence à la période "dream team" de Jospin.

Je privilégierai toujours la rigueur scientifique et la rigueur d'expression.

Quelles sont les analogies entre la crise de 1929 et celle que nous sommes en train de connaître ? Il y a une analogie très forte, puisque la crise actuelle est celle de la deuxième mondialisation, de la mondialisation libérale, qui a commencé dans les années Reagan et Thatcher et qui a consisté à libéraliser et à déréguler tous les marchés. D'une certaine façon, elle est un peu le parallèle de la crise de 29 qui a terminé la première mondialisation - commencée à la fin du XIXe siècle. Le parallèle le plus marquant, c'est une explosion des inégalités qui se sont développées dans les années 90 et surtout 2000, comme elles s'étaient développées dans les années 20. Le troisième parallèle, c'est évidemment une dérive complète de la finance, dans les deux cas liée d'ailleurs à la dérive des inégalités. Les salaires les plus modestes, et le salaire médian, n'ont pratiquement pas augmenté aux Etats-Unis. Il a même baissé aux Etats-Unis. En Europe, il a également peu augmenté.

Le parallèle avec 1929

De ce fait, la croissance a été entretenue entièrement par l'endettement. On a cette crise à la fois de la dérive financière et de l'endettement. Si on poursuit le parallèle, on se dit qu'on est sorti finalement de la crise de 29 par des réformes structurelles fondamentales qui ont été faites dans la plupart des pays après la 2e Guerre Mondiale, mais qui avaient été esquissées par Roosevelt qui avait, une fois arrivé au pouvoir en 1933, lancé trois réformes.

La première, c'était de s'attaquer au problème des inégalités puisqu'il a mis un impôt sur les très hauts revenus relativement important avec un taux marginal approchant 80% alors qu'il était extrêmement faible, de l'ordre de 25 %. La deuxième réforme, c'était la régulation financière. La troisième, c'était le New Deal.

La régulation financière

Roosevelt a séparé les banques d'affaires des banques de dépôt en disant que les banques de dépôt ont une mission de service public : gérer les dépôts et faire des crédits aux particuliers, aux entreprises et aux ménages - leur rôle n'est pas de spéculer. Si les banques spéculent, ce sont des banques d'investissements : elles n'ont pas le droit de détenir des dépôts. Les banques qui spéculent, l'Etat n'a pas non plus à les sauver en cas de faillite financière. Par contre, l'Etat doit réguler fortement et, naturellement, empêcher qu'une banque de dépôt fasse faillite. C'était le Glass Steagall Act . Est-ce adaptable aujourd'hui ? Je plaide pour qu'on revienne à une distinction de ce type, mais je plaide pour qu'au moins on fasse en sorte que les banques de dépôt exercent leur métier de banquier. La régulation qu'est en train de mettre en place l'Europe est très modeste puisqu'elle essaie de contraindre les banques à ne pas prendre des risques trop importants en mettant l'obligation de conserver une partie des crédits qu'elles accordent dans leur compte. Mais la fraction qui est discutée en ce moment, entre 5 et 10% des crédits, c'est à mon avis bien insuffisant. Quand une banque prend des risques inconsidérés et fait faillite, comme elle est trop grosse pour faire faillite et qu'elle détient des dépôts, c'est le contribuable qui paie. Je pense qu'à la création de la Banque centrale européenne, la BCE, on a un peu trop oublié le volet régulation, on a oublié qu'une banque centrale a deux missions. Elle a, certes, une mission de banquier central, prêteur en dernier ressort, mais elle a aussi une mission de contrôle, de régulateur des banques. C'était le cas de la Banque de France, je pense qu'il faut en Europe qu'on mette cette composante et puis qu'à l'échelle du monde on ait une vraie régulation financière, qu'on arrête avec les paradis fiscaux, qu'on limite les bonus.

La rémunération des dirigeants

En France, je suis partisan par exemple de faire en sorte que les stock-options ne servent qu'à des jeunes entreprises, à des PME, parce qu'on comprend très bien que le fait d'avoir une rémunération différée pour celui qui crée son entreprise, cela facilite la création et le développement. Il faut être très strict sur la rémunération des dirigeants. J'étais le rapporteur de la proposition de loi du PS, en avril, qui limitait les bonus et les stock-options et proposait de limiter les rémunérations des entreprises soutenues par l'Etat. On est en train de reprendre la même proposition de loi à la rentrée. L'objectif, c'est de limiter les rémunérations des dirigeants des entreprises qui sont recapitalisées par l'Etat à 25 fois la rémunération la plus basse de l'entreprise. Pourquoi 25 ? Justement parce que pendant toutes les Trente Glorieuses, c'était à peu près le rapport qu'on observait dans les pays, alors qu'aujourd'hui c'est de 1 à 300, exactement comme c'était le cas dans les années 20. Il faut aujourd'hui qu'on remette en place une véritable régulation mondiale.

La taxe Tobin

Je suis favorable aussi à ce qu'on étudie une taxe Tobin, une taxe sur les transactions financières. La difficulté vient des paradis fiscaux. Il faut qu'on mette fin à cette finance complètement illégale et incontrôlée en obligeant tous les pays à avoir des conventions, de telle sorte qu'on puisse avoir une fiscalité cohérente sur les revenus du capital. Dès lors qu'on s'attaque aux paradis fiscaux, on peut mettre une taxe sur les transactions financières. Le risque, c'est que si on ne met cette taxe que sur les mouvements de capitaux qu'on connaît en oubliant ceux qui transitent dans les paradis fiscaux, on va aider à développer les paradis fiscaux. Pour toutes ces raisons, on a besoin de changer complètement les règles en matière de régulation.

L'intervention publique

La troisième réforme de Roosevelt, c'était le New Deal, c'est-à-dire le fait d'introduire la protection sociale dans un pays qui n'en avait pas. C'est le fait de mettre de l'intervention publique dans l'économie. Quand on regarde ce qui s'est passé après la guerre dans tous les pays européens, on se dit que l'économie mondiale a très bien fonctionné dans les années Bretton Woods, pendant les Trente Glorieuses. Pourquoi ? Parce qu'elle était fortement régulée sur le plan financier – on y revient. On était en change fixe entre les devises et on avait une régulation forte des banques. Non seulement aux Etats-Unis, mais dans presque tous les pays, il y avait cette séparation de fait entre banques de dépôt et banques d'affaires. Les banques de dépôt étaient d'ailleurs à l'époque nationalisées. Le rôle du secteur financier est d'être au service de l'économie. Ce n'est pas le contraire : ce n'est pas l'économie qui doit servir la finance comme cela s'est passé depuis 25 ans. On avait simultanément une intervention de l'Etat, une protection sociale qui s'est fortement développée dans tous les pays. Bref, cela montre que finalement l'économie de marché fonctionne très bien quand elle a une forte régulation financière, quand l'Etat joue son rôle, quand la protection sociale joue le sien, celui de stabilisateur et, troisième composante, quand il n'y a pas d'inégalités scandaleuses qui nourrissent toutes les dérives.

La caractéristique du développement

Au fond, les pays les plus développés du monde, quand on regarde ce qui caractérise leur développement, c'est d'avoir un secteur de la santé, un secteur de l'éducation, un secteur de la recherche efficace, c'est-à-dire pour l'essentiel des secteurs qui sont dans beaucoup de pays publics ou qui ont une mission d'intérêt général. C'est aussi avoir un système fiscal qui réduit fortement les inégalités tout en permettant à chacun d'exercer son action économique, son activité. C'est ce qui nous manque aujourd'hui et c'est ce qu'il faut refaire. En quelque sorte, il faut avoir le même courage que celui qu'a eu Roosevelt à son époque.

Le développement durable

Comment s'inscrit le développement durable dans ce schéma ? Nous avons un autre défi qui, celui-là, est encore plus dramatique, si je puis dire, plus important : c'est le réchauffement climatique. On sait très bien que le modèle de développement économique que nous connaissons depuis la révolution industrielle, notre modèle de croissance qui est fondé sur l'utilisation des énergies fossiles, du carbone fossile, n'est pas tenable. Il faut en changer. Il faut en changer de façon radicale : en France, il faut diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre. En dépensant 1% du PIB dans les technologies respectant le développement durable, il est possible de changer notre modèle de croissance. C'est une immense opportunité, il ne faut pas repartir sur le même modèle de croissance. C'est vrai aussi bien du côté de la sphère financière que du côté écologique. Je pense que le modèle doit être nouveau au sens où si on regarde notre croissance depuis un siècle et demi, on voit qu'on a considéré que le facteur rare, c'était le travail. Aujourd'hui, grâce aux gains de productivité, en une heure de travail, on produit 20 fois plus qu'en 1850. Et on travaille deux fois moins : la réduction du temps de travail, cela fait partie aussi du développement. Je dis que dans le futur, il faut appliquer la même logique aux ressources naturelles. C'est-à-dire que le vrai facteur rare, celui qu'on doit économiser, ce sont les ressources naturelles, l'énergie. Donc, si tout notre progrès technique se réoriente, plus précisément si une partie importante des gains de productivité du travail se réoriente vers le progrès technique économisant l'énergie, on peut arriver à des résultats significatifs. Mais pour cela, il faut aussi changer les règles fiscales. Je dis que le choix du président de la République sur la taxe carbone est une occasion ratée, parce qu'on voit bien que les pays, comme la Suède, qui ont une vraie taxe carbone, ont fait en simultané une vraie réforme fiscale.

La réforme fiscale

Prenons d'abord le taux global des prélèvements obligatoires, il est stable depuis pratiquement une vingtaine d'années, ce qui montre qu'il a un niveau qui correspond aux souhaits de la société française. C'est ce que disait le rapport Pébereau : on ne peut pas se permettre, avec le déficit que nous connaissons, de baisser le taux des prélèvements obligatoires. Ce qu'il faut, c'est complètement changer la structure de ces prélèvements. Et donc, il faut avoir une vraie stratégie économique, une fois la croissance repartie. On a un système fiscal en France où l'impôt sur le revenu est aujourd'hui constitué de deux impôts : un impôt sur le revenu (IR) qui est devenu tout petit, c'est une vraie peau de chagrin, et puis la CSG, qui est un impôt proportionnel. Depuis 2002, que la droite est au pouvoir, elle a continuellement baissé l'imposition sur les revenus les plus élevés. Sous le gouvernement Villepin, c'était 2,4 milliards d'allègements en moyenne tous les ans. Sous le gouvernement de Sarkozy, donc de Fillon, c'est 3 milliards. Sur les 30 milliards d'allègements fiscaux, il y a 20 milliards qui sont allés aux plus fortunés en changeant la fiscalité de l'héritage, en réduisant fortement les taux d'imposition les plus élevés, en instaurant le bouclier fiscal. Et comme le taux des prélèvements obligatoires n'a pas baissé, cela veut dire que ceci a été financé par un prélèvement sur l'ensemble de la population, notamment sur les ménages qui paient beaucoup d'impôts. Les gouvernements de droite ont fait une redistribution à l'envers. Cela s'est greffé sur un système fiscal qui était déjà injuste parce que la France a cette caractéristique que l'IR a été continuellement baissé alors que CSG, impôt non progressif, a continuellement monté pour équilibrer les comptes sociaux. Il risque encore d'augmenter. J'ajoute que l'ensemble des taxes indirectes représente 3,5% du revenu des ménages les plus riches et 11,7% du revenu des plus modestes et que l'IR est truffé de trous, de niches fiscales, d'un montant de 70 milliards d'euros. C'est absolument délirant. Ce système fiscal devient régressif. Quand on prend les 1 000 revenus les plus élevés, je crois que le taux de pression fiscale de l'impôt sur le revenu est de 24%, loin du taux marginal de 40%. Au sein des "1 000", quand vous prenez les 10 plus riches, le taux tombe à 20%. Pour les revenus très très élevés, notre système fiscal est régressif. Pourquoi ? Parce que tout le monde sait que les revenus très élevés utilisent les niches fiscales et le bouclier pour quasiment ne pas payer d'impôt sur le revenu, et parfois se faire rembourser entièrement l'impôt de solidarité sur la fortune avec le bouclier fiscal. Donc on a un système qui est profondément injuste et je dis qu'il faut faire une vraie réforme fiscale. Il faut fusionner la CSG et l'impôt sur le revenu pour rendre l'ensemble progressif, ce qui veut dire diminuer la CSG sur les salaires les plus bas. Puisqu'un salarié au SMIC, il paie en gros deux mois d'impôt indirect et plus d'un mois de CSG. Il faut que la CSG fusionnée avec l'IR représente 7% de la richesse nationale. C'est à peu près comparable à l'impôt sur le revenu de tous les autres pays européens, qui s'élève entre 7 et 10% du PIB. C'est une vraie réforme parce que c'est faire un impôt citoyen sur le revenu, y remettre aussi bien le RSA que la prime pour l'emploi. Bref avoir une fiscalité des revenus qui soit claire et transparente. Je crois que c'est cela, la grande réforme. Et c'est cohérent. Ce que je dis, c'est qu'il fallait faire cela en même temps qu'une vraie fiscalité écologique. Pas celle de la taxe carbone à 17 euros qui aurait dû être à 32 euros pour arriver à 100 à l'horizon 2030. Il fallait alors compenser plus, mais c'est possible quand on fait la réforme fiscale que je préconise, parce qu'il faut soutenir aussi les bas revenus. Il faut taxer les revenus excessifs, et notamment les revenus financiers.

La stratégie du PS

Qui peut conduire la stratégie économique au sein du Parti socialiste ? Je pense que la gauche et notamment le Parti socialiste a besoin de résoudre assez vite son problème de leadership. C'est pour cela que, bien qu'assez hésitant au départ, je suis maintenant favorable à des primaires. Des primaires ouvertes, si nos partenaires veulent, mais en tout cas des primaires qui permettent aux citoyens qui en ont envie de désigner le candidat à la présidentielle. Il faut qu'émerge un candidat d'un processus transparent, qui mobilisel'opinion. Je crois que cela créera une dynamique qui peut nous conduire à la victoire. Naturellement, le PS doit aussi construire sa rénovation. Je continue à penser que la social-démocratie est une réponse pertinente à la crise actuelle, parce qu'il faut remettre de la régulation et de la justice.

Est-ce que c'est le leader avant le programme ou l'inverse ? Je pense qu'il faut les deux. Je crois qu'il faut qu'on travaille sérieusement sur notre programme. Si on veut faire un travail, il faut qu'il soit collectif. Pour qu'un parti puisse être en ordre de bataille, il faut qu'il ait fait son projet avec tous les leaders potentiels. Martine Aubry a raison de mettre l'accent sur notre travail de rénovation. On a besoin de repenser notre modèle de croissance. On a besoin de repenser ce qu'est le socialisme aujourd'hui. Je crois que l'histoire, d'une certaine façon me semble-t-il, en tout cas la crise, nous donne raison. Le paradoxe c'est que ce n'est pas parce qu'on a raison forcément qu'on sera... au pouvoir.

Mon positionnement

Comment je me définis ? Vous savez que je suis un économiste – et je me définis comme mendésiste. Mendès France, c'est l'homme qui m'a à la fois donné envie de faire de la politique de l'économie. C'était en 1965 pendant la campagne présidentielle de Mitterrand, j'étais étudiant à Centrale. Mendès France était venu faire une conférence. Il était éblouissant par sa rigueur intellectuelle, par sa capacité à parler aussi bien des sujets les plus concrets que des grands problèmes du monde. C'est cela qui m'a donné envie de faire de l'économie alors que je faisais des études d'ingénieur. Après j'ai eu la chance de rencontrer Jacques Delors et Lionel Jospin, qui sont à mon avis, l'un et l'autre, un peu les descendants de Pierre Mendès France. Leur rigueur intellectuelle m'a marqué. Je suis très fier d'avoir été membre du cabinet de Lionel Jospin parce que j'ai travaillé avec un Premier ministre qui sur tous les sujets voulait comprendre avant de décider : il faisait travailler collectivement son gouvernement. Pour ma part, je continue à croire que mon rôle au Parti socialiste, c'est de contribuer à la réflexion puisque je préside le conseil économique. J'anime un groupe où on invite beaucoup d'experts extérieurs à réfléchir. Le parti a besoin d'une réflexion collective. Au fait, si on a gagné en 1997 c'est parce qu'il y avait un leader, Lionel Jospin, qui avait émergé de la campagne présidentielle de 95 et qui, pendant deux ans, a mis le Parti socialiste au travail en faisant des conventions sur tous les sujets. C'est comme cela que sont nés les thèmes et les grandes idées de la campagne qui ont structuré l'action du gouvernement pendant près de cinq ans. Il faut que la gauche, enfin le PS et puis la gauche, fassent cela. C'est le travail auquel s'attelle Martine Aubry.

Par Jean-Michel Lamy

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