Le discours de Périgueux du candidat Hollande proposait une véritable révolution fiscale : prélèvement à la source, fusion de l’IR et de la CSG dans un grand impôt progressif, suppression des niches fiscales. Si elle avait été mise en œuvre, François Hollande serait resté dans l’histoire comme le nouveau Joseph Caillaux, tant le changement était radical. Mais ces bonnes intentions ont commencé à s’effriter au cours de la campagne, notamment quand le candidat Hollande a chaussé les habits du favori déchu - DSK -, et elles ont carrément disparu des préoccupations du président élu.
Au-delà du recul du candidat au cours de la campagne, trois facteurs, qui se sont enchaînés dès le début du mandat, expliquent cet incroyable revirement de François Hollande au pouvoir.
Le premier est le choix de privilégier la réduction des déficits plutôt que la réforme fiscale, conduisant ainsi à une accumulation de hausses d’impôts plutôt qu’à une politique cohérente de réforme qui aurait dû commencer par le prélèvement à la source.
Le second est la conjugaison de cette accumulation d’impôts et des hausses programmées par son prédécesseur qui conduisit au « ras le bol fiscal ». Loin de faire la grande réforme fiscale annoncée dans la campagne, le gouvernement tétanisé par la question fiscale passa son temps à désamorcer les bombes laissées par son prédécesseur, laissant libre cours au bricolage fiscal des services de Bercy.
Le troisième facteur fut une bombe que le gouvernement alluma imprudemment lui-même dès le début du mandat, en commandant le rapport Gallois dont la conséquence fut de rétablir et la TVA sociale et d’engager le gouvernement sur un tout autre programme.
Et c’est la question oubliée lors de la campagne électorale - la compétitivité – qui va orienter la politique fiscale vers un tout autre sujet, conduisant à ce paradoxe que les principales réformes fiscales réalisées par François Hollande auront été celles que Sarkozy proposait dans sa campagne électorale. Un tournant que résuma Arnaud Montebourg avec une formule choc : « Les Français ont voté pour la gauche et ils se retrouvent avec le programme de la droite allemande ».
Les reculs du candidat et de son entourage
François Hollande prônait la révolution fiscale, mais avait toujours été ambigu sur la question de l’individualisation de l’impôt. Dans le débat avec Thomas Piketty organisé par Médiapart en janvier 2011, s’il n’hésite pas à parler de révolution fiscale, il exprime clairement sa divergence sur l’individualisation du nouvel impôt, car cette individualisation « pourrait conduire à ce que des revenus modestes et moyens paient davantage d’impôt, par exemple un couple de contribuables, dont l’un des membres ne travaille pas ». Un argument qui pouvait être aisément écarté si la réforme laissait le choix entre une imposition individuelle ou conjointe, comme cela existe dans de nombreux pays.
En début d’année 2012, à la suite des déclarations de Michel Sapin en charge du projet présidentiel et de Jerôme Cahuzac en charge du budget et de la fiscalité dans la campagne, la presse commença à évoquer les reculs du candidat Hollande sur la réforme fiscale : « Hollande corrige son projet fiscal » pour Jean-Baptiste Chastand, dans Le Monde du 4 janvier ; « Hollande hésite à faire la révolution » pour Charlotte Chaffanjon dans Le point du 3 janvier ; « la réforme Hollande tourne au petit soir » pour François-Xavier Bournaud dans le Figaro du 7 février.
S’il y a effectivement recul sur certains points, et le sujet majeur est évidemment le quotient conjugal - Michel Sapin exprimant clairement qu’il sera maintenu -, le fait de prôner une réforme par étape était en revanche réaliste, car on ne peut du jour au lendemain fusionner des impôts aussi différents. Mais avant même le discours du Bourget, Jérôme Cahuzac indiqua que les conditions de la fusion et notamment le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu seraient renvoyés en seconde partie de mandat et que si la fusion devait intervenir, elle devait être conditionnée à un accord du Parlement de façon « bicamérale et multipartite »[1]. Dans les conditions politiques de notre pays c’était sous-entendre qu’elle ne se ferait pas.
Cahuzac annonça simultanément toute une série de mesures qui verront le jour dans le budget pour 2013. Présenter des mesures spécifiques avant même le discours fondateur de la campagne prévu au Bourget donnait la fâcheuse impression que l’accumulation des impôts pour respecter le critère de 3 % l’emportait sur la volonté réformatrice. Dans la bouche de celui qui annoncera après le vote du budget de 2013 que « la réforme fiscale est faite », ces propos étaient prémonitoires.
Respect de la règle des 3 % ou réforme fiscale ?
Pendant la primaire, François Hollande et Martine Aubry avaient l’un et l’autre affirmé dès juillet 2011 leur volonté de ne pas remettre en cause l’objectif de ramener le déficit des finances publiques de la France à 3 % en 2013. Il paraissait inopportun aux équipes des deux candidats de déclencher un débat au sein du PS sur le respect de l’engagement de la France et, en outre, les deux équipes partageaient la conviction qu’il faudrait agir vite en matière de réduction des déficits en début de mandat, parce que c’était la seule façon de ne pas traîner le boulet du déficit et de la dette pendant toute la mandature.
Mais si François Hollande était prêt à aller à marche forcée vers cet objectif, ce n’était pas le cas de Martine Aubry, qui était convaincue que la meilleure façon de réduire les déficits était, comme la gauche avait su le faire en 1997 avec Lionel Jospin, de privilégier le retour de la croissance. Déjà, lors du débat au secrétariat national du PS sur la politique de relance pour sortir de la récession en décembre 2008, alors que la direction nationale du PS proposait une relance plus complète que celle du gouvernement, François Hollande critiquait au contraire le laxisme du gouvernement Fillon. Et dans son discours de Périgueux, l’objectif de réduction des déficits arrivait devant la réduction des inégalités pour justifier la grande réforme fiscale.
A l’été 2011, les prévisions de croissance étaient encore bonnes et si la reprise commençait à s’essouffler, le budget présenté par l’ancien gouvernement en octobre 2011 était bâti sur une croissance de 1,75 % en 2012 s’accélérant en 2013. Dans ce contexte, se fixer un objectif de déficit à 3 % permettait de faire de la réduction du déficit l’une des priorités de l’année 2013, sans pour autant en faire un objectif « intangible »[2] comme l’avait fait la droite, qui avait ajouté une nouvelle couche d’austérité à chaque ralentissement de la croissance.
La conjoncture européenne changea dès l’année 2011 sous l’influence des politiques d’austérité. Car moins d’un an après avoir soutenu les relances nationales impulsées en 2009 par le FMI qui enrayèrent l’effondrement du PIB mondial, les ministres des finances européens demandèrent à chaque pays d’élaborer un plan de retour à l’équilibre budgétaire à soumettre à son Parlement pour application au premier janvier 2011[3]. Peu de responsables politiques avaient pris conscience du risque de récession qui pouvait en résulter. Le monde sortait alors de la profonde récession de 2009 et la croissance semblait repartie dans tous les pays à des taux relativement satisfaisants.
Mais Jacques Delors, qui suivait toujours avec beaucoup d’attention les politiques européennes, avait parfaitement anticipé ce qui allait se produire. Lors des échanges que nous avions régulièrement autour de Martine Aubry lors de la primaire socialiste, à l’automne 2011 il me dit : « Pierre-Alain, vous devriez reprendre l’analyse que vous aviez faite du déficit de croissance en Europe dans le premier numéro de la Fondation Notre Europe, elle risque d’être à nouveau malheureusement d’actualité ». Dans cette étude, publiée en avril 1997[4], j’expliquais que la persistance du chômage en Europe résultait de l’incapacité des nations européennes à mettre en place des politiques coopératives pour sortir rapidement des phases de ralentissement économique. J’en concluais que « réaliser un grand marché sans avancer dans la construction politique de l’Europe, c’était faire de notre continent un bateau ivre ».
Dans l’euphorie d’une campagne présidentielle, par nature centrée sur la politique nationale, la question européenne passa naturellement au second plan et la Gauche attendait que la reprise s’accélère pour rejoindre la croissance potentielle. Il n’en fut rien. Les égoïsmes nationaux qu’une Union monétaire régie par les seules règles de bonne gestion budgétaire n’a jamais pu endiguer, allaient conduire à une seconde récession touchant le cœur de l’Union européenne : la zone euro[5].
La question du retour aux 3 % en 2013 avait également été évoquée dans la campagne par la « mission première année » de Laurent Fabius. Dans le prolongement du projet socialiste adopté en mai 2011, Martine Aubry confia en effet à Laurent Fabius une mission visant à préciser les mesures détaillées à prendre au cours la première année en cas de victoire. La rédaction du document s’acheva début novembre, deux semaines après la victoire de François Hollande à la primaire. Le candidat désigné demanda alors à Fabius de prolonger son travail, dont une synthèse présentant les 35 mesures de la première année fut rendue publique en avril 2012. Cette synthèse publique n’évoquait pas la question du déficit. Mais dans le document détaillé non publié[6], Fabius soulignait le caractère excessivement optimiste des prévisions de croissance retenues par le projet socialiste et la nécessité de prendre des mesures de redressement dont l’effet récessif entraînerait "une forte baisse de la croissance".
Il propose alors de « ralentir le rythme de réduction du déficit en faisant accepter par nos partenaires européens le report d'un an de l’objectif de 3 % et soumet au candidat plusieurs dates pour l’annoncer : pendant la campagne présidentielle ? Durant les législatives ? Ou après les élections ? ». François Hollande maintint le cap : la réduction du déficit prime sur la réforme fiscale. Dans l’échéancier de Fabius, les travaux préparatoires au prélèvement de l'impôt sur le revenu à la source devaient être lancés dès juillet 2012 car « cette réforme majeure ne sera pas facile à expliquer et à mettre en œuvre ». Elle ne sera jamais évoquée dans la publication des 35 mesures de la première année.
En privilégiant la réduction du déficit, ce fut en fait la réforme fiscale qui passa à la trappe dans le quinquennat, sauf si, comme le pensait et l’exprima plus tard celui qui deviendra Ministre du budget, Jérôme Cahuzac, la réforme fiscale se limitait aux mesures de la première année. Quant au président, il est difficile de savoir ce qu’étaient ses propres convictions en dehors de prendre le contrepied de son prédécesseur.
Les premières mesures vont dans le bon sens
Le premier collectif budgétaire de Hollande président, celui de juillet 2012, s’inscrivait directement dans le projet présidentiel en apportant quatre corrections majeures à la politique budgétaire et fiscale de l’ancien gouvernement. Il supprimait la TVA sociale votée en mars 2012 qui devait entrer en vigueur en octobre 2012. Il rétablissait l’ISF, réformait les allègements sur les droits de successions, et supprimait la défiscalisation des heures supplémentaires.
Ces mesures étaient à la fois justes et pertinentes d’un point de vue conjoncturel. Favoriser la réduction du temps de travail ou au contraire les heures supplémentaires n’est en effet pas une question idéologique, mais une question de situation conjoncturelle. Quand une économie est au plein emploi avec des fortes pénuries de main-d’œuvre, comme avait pu l’être la France dans les années 1950, le recours aux heures supplémentaires est évidemment pertinent. Il n’était d’ailleurs nul besoin de les subventionner pour que les entreprises, confrontées à la pénurie de main d’œuvre, y recourent massivement. Dans la situation de chômage massif qui prévalait dans les années qui ont précédé les 35 heures et à nouveau après la crise de 2008-2009, c’est au contraire la réduction du temps de travail qui est pertinente. C’est d’ailleurs la conjugaison des différentes formes de réduction du temps de travail qui permit à l’Allemagne de traverser la crise sans augmentation du chômage. Hollande fut donc bien inspiré de supprimer cette mesure absurde et Macron bien mal inspiré de la rétablir en 2019, prétendant satisfaire les revendications des gilets jaunes, alors qu’il cédait une fois de plus à l’idéologie de la droite la plus intransigeante.
La priorité donnée à la réduction du déficit sur la réforme fiscale, qui transparaissait dans le collectif budgétaire de l’été 2012, allait encore s’accentuer avec le budget pour 2013, même si celui-ci contenait des mesures de justice fiscale dont la plus emblématique fut d’imposer pour la première fois de la même façon les revenus du travail et du capital, en supprimant le prélèvement libératoire des revenus du capital et en les réintégrant dans le barème l’IR.
Les quelques mesures de gauche du quinquennat Hollande (ISF, suppression de la défiscalisation des heures supplémentaires et intégration des revenus du capital au barème de l’IR) furent d’ailleurs toutes supprimées par Macron devenu président. Pire, Alors que sous Sarkozy le taux maximal de l’IR pour les revenus du capital était le taux du prélèvement libératoire de 21 %, le prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur les revenus du capital instauré par Macron en 2018 pour remplacer tous les prélèvements antérieurs limite le taux de l’IR sur les revenus financiers à... 12,8 % (30 % = 17,2 % de prélèvements sociaux + 12,8 % d’IR). Pour les plus hauts revenus qui sont majoritairement constitués de revenus du capital, la progressivité de l’impôt ne s’applique plus. Quant à la TVA sociale à peine supprimée, elle fut rétablie sous une autre forme, le CICE, comme nous analyserons plus loin.
Le premier budget du quinquennat Hollande aurait dû donner le « la » de la réforme fiscale promise pendant la campagne en lançant notamment la préparation du prélèvement à la source. Mais des deux ministres en charge de l’économie et des finances, l’un – le ministre du budget Jérôme Cahuzac - ne s’intéressait qu’au rendement fiscal et à l’accumulation de mesures de rendement et l’autre, le ministre de l’économie et des Finances Pierre Moscovici, ne s’intéressait qu’aux sujets européens et internationaux et ne daigna se pencher sur les sujets fiscaux que pour lâcher immédiatement toute réforme lorsque le Medef se fâchait (voir l’épisode des pigeons à l’automne 2012[7]) ou pour s’exonérer de la politique fiscale dont il avait en principe la responsabilité (l’évocation de « ras le bol fiscal » en Août 2013). Le terme était juste, mais le plus mal placé pour l’évoquer était celui qui, sinon les inspira, du moins apposa sa signature aux multiples mesures proposées par son ministre du budget
Le « ras le bol fiscal » et le colmatage des bombes à retardement Fillon
Le gouvernement de François Hollande n’était cependant pas seul responsable du « ras le bol fiscal ». Les hausses d’impôts et de prélèvements sociaux au cours des trois années 2011-2013, qui représentaient 60 Milliards d’euros, résultaient pour moitié des mesures prises par le gouvernement Fillon et notamment des mesures d’austérité votées dans les lois de finances rectificatives de 2011. Comme le reconnaissait François Hollande dans ses confessions aux deux journalistes du Monde « Le problème c’est qu’on est arrivés alors que les autres avaient déjà augmenté les impôts, en deux temps. Or les impôts ça se décide à un moment X et ça se paye à un moment Y et nous on est arrivés au moment Y ».
Les deux mesures qui ont été les plus mal ressenties par nos concitoyens étaient deux bombes à retardement votées sous le gouvernement Fillon : le gel du barème de l’impôt sur le revenu en 2012 et 2013 et la suppression progressive de la « demi part des veuves » en 2008 programmée sur 5 ans, dont la disparition a déclenché d’importantes hausses de fiscalité locale en 2014-2015.
Alors que depuis 1981, les tranches du barème de l’impôt sur le revenu étaient revalorisées chaque année du montant de l’inflation pour tenir compte de l’évolution du coût de la vie, le plan de rigueur de la fin d’année 2011 du gouvernement Fillon gelait cette indexation pour 2012 et 2013. François Hollande avait dénoncé à l’époque, comme l’ensemble de la gauche, « une mesure particulièrement injuste ». Elle conduisait en effet à une hausse d’impôt pour l’ensemble des contribuables dont les revenus augmentaient même très peu, et touchait notamment des contribuables modestes en les rendant imposables à l’IR. François Hollande avait pourtant maintenu ce gel du barème en augmentant toutefois la décote[8] pour épargner les contribuables modestes. Mais cette mesure ne fut pas suffisante pour compenser le gel du barème et de nombreux contribuables modestes devinrent imposables à l’IR sur les revenus de 2012. La suppression de la demi-part des veuves eut des effets encore plus nocifs avec ses conséquences à terme sur les impôts locaux. Jusqu’à l’imposition des revenus de 2008, les contribuables célibataires, veufs, divorcés ou séparés bénéficiaient d’une demi-part de quotient familial supplémentaire lorsqu’ils vivaient seuls et avaient élevé un ou plusieurs enfants. Instaurée après la Seconde Guerre mondiale pour prendre en compte la situation des veuves de guerre, cette demi-part prolongeait en quelque sorte la demi-part supplémentaire attribuée à un contribuable vivant seul avec un ou plusieurs enfants à charge, une fois que ceux-ci étaient devenus adultes.
La loi de finances pour 2009 du gouvernement Fillon n’avait maintenu cette demi-part que pour les veuves de guerre et les parents isolés ayant élevé seuls un enfant durant au moins cinq ans. Pour les autres elle disparaissait progressivement pour s’éteindre totalement en 2014. La mesure elle-même était justifiée. Ce dispositif, pertinent pour les veuves de guerre ou pour un enfant invalide, représentait clairement une dérogation au dispositif du quotient familial, dont la logique est de ne prendre en compte fiscalement les enfants qu’au moment où ils sont à charge.
Mais la suppression de cette demi-part par la droite en 2008 a atteint ses pleins effets à partir de 2014. La perte d'une demi-part dans un foyer fiscal change en effet automatiquement les critères de calcul du revenu fiscal de référence qui sert de critère pour l'application du taux réduit de CSG ou pour les exonérations de taxe d'habitation et de taxe foncière des personnes âgées. Plusieurs centaines de milliers de personnes modestes se sont retrouvées devoir acquitter leurs impôts locaux alors qu'elles bénéficiaient auparavant d'une exonération.
Cette suppression brutale d’un avantage acquis depuis de très longues années ne se justifie que par son impact budgétaire. Car la bonne méthode pour supprimer une niche fiscale injustifiée consiste à n’appliquer cette suppression qu’aux nouveaux entrants dans le dispositif : la réforme s’étend progressivement à l’ensemble des citoyens par le renouvellement des générations, sans remettre en cause les situations antérieures. Certes, l’économie budgétaire est très lente à intervenir, mais, dans une réforme fiscale, l’objectif de simplification et de rationalisation doit l’emporter sur la vision strictement financière.
Face au grand nombre de retraités qui étaient exonérés de taxe en 2013 et se retrouvaient devoir la payer en 2014 et 2015, alors que leurs revenus n’avaient pas changé, des mesures exceptionnelles ont été prises consistant à maintenir de façon transitoire cette exonération. Comme les avis d’imposition avaient souvent déjà souvent été reçus, on assista à un courrier ubuesque d’un Ministre du budget écrivant aux contribuables de ne pas payer l’impôt et indiquant à ceux qui l’avaient déjà payé qu’ils seraient remboursés !
Mais le mal était fait. Tétanisé par le déminage de ces bombes à retardement, le gouvernement abandonna toute velléité de réforme de l’impôt sur le revenu, ouvrant l’ère du bricolage fiscal dans lequel s’engouffra le nouveau premier ministre Manuel Valls.
Mais une autre bombe, dégoupillée cette fois dès le début du mandat par le cafouillage entre les 2 têtes de l’exécutif contribua également à enterrer la réforme fiscale et conduisit à terme à l’éclatement de la majorité.
La bombe du rapport Gallois
Une mesure inattendue au regard des engagements du candidat Hollande, le CICE (Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi) surgira en effet d’un rapport mal maitrisé, remettant en cause par son montant (20 milliards, soit le coût total des 60 engagements de François Hollande) la cohérence d’ensemble du programme présidentiel. Au moment où la majorité supprimait les 10 milliards de TVA sociale, on découvrit en effet avec stupéfaction que le gouvernement venait de confier le 11 juillet 2012 à Louis Gallois, alors Commissaire Général à l’investissement, un rapport sur la compétitivité devant lui être remis en octobre 2012.
Louis Gallois est un grand capitaine d’industrie qui, tant à la tête d’Airbus qu’à celle de la SNCF quelques années plus tôt, ou comme directeur de l’Industrie dans les années 80, a marqué le développement industriel de notre pays. Il y avait toutefois un problème de taille. Quelques jours avant cette lettre de mission, Louis Gallois plaidait début juillet aux journées de l’économie d’Aix-en-Provence pour un « choc de compétitivité » et proposait un transfert de cotisations de 30 à 50 milliards sur la TVA ou la CSG. A peu de chose près le plaidoyer du Medef et surtout 3 à 4 fois le montant de la mesure que la nouvelle majorité de l’Assemblée nationale était en train de supprimer.
Les mesures fiscales en discussion pour redresser la compétitivité ne sont pas qu’un sujet de politique industrielle, ce sont d’abord des sujets majeurs de politique macroéconomique. On ne transfère pas 1 ou plusieurs points de PIB des entreprises sur les ménages sans un effet dépressif majeur à court terme sur la consommation, la demande et la croissance, dans une situation où l’économie était confrontée à un fléchissement de la demande. Non seulement ce transfert aurait aggravé le ralentissement qui s’amorçait, mais il aurait remis en cause la cohérence du budget pour 2013 qui évitait le plus possible de peser sur la consommation. Quant aux conséquences politiques, elles furent à long terme désastreuses. Pouvait-t-il en être autrement quand un rapport commandé par le gouvernement propose ni plus ni moins de rétablir la TVA sociale que sa majorité venait de supprimer et qu’elle avait combattue tout au long de la campagne.
Au moment où le rapport était sur le point d’être remis au premier ministre, la droite s’empara de la proposition phare de quasi rétablissement de la TVA sociale pour mettre en difficulté le gouvernement. Le Président et le Premier ministre cherchèrent alors une issue en repoussant de plusieurs semaines sa remise officielle. Après plusieurs échanges avec François Hollande le mettant en garde contre l’effet dépressif d’un transfert de fiscalité sur les ménages, je lui propose d’opter plutôt pour un soutien fiscal de quelques milliards à l’investissement prenant la forme d’un crédit d’impôt assis sur l’augmentation de l’investissement et pouvant être pérennisé à terme en baisse de l’IS sur les profits réinvestis, conformément à l’un de ses engagements de campagne. J’apprendrai par la suite qu’Arnaud Montebourg, alors Ministre du redressement productif, avait formulé des propositions voisines pour orienter les allègements envisagés sur l’investissement et l’innovation.
Comme il en avait coutume au Parti socialiste, le Président fit, dans son domaine de prédilection – la fiscalité - une synthèse des différentes propositions. Ce ne sera pas un allègement, mais un crédit d’impôt pour ne pas peser sur la demande des ménages en 2013 ; il ne sera pas assis sur l’investissement ou l’innovation, mais sur les salaires jusqu’à 2,5 SMIC comme le propose le rapport Gallois ; ce sera ni quelques milliards, ni 40 milliards, mais 20.
Comme le montrera son évaluation, le CICE n’a pas eu « d’effets visibles sur l’investissement, la R&D et les exportations »[9] au cours du mandat. Assis sur la masse salariale, il arrosait en effet surtout des secteurs qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale et moins de 4 des 20 milliards du CICE allaient au secteur industriel. Pour une somme 4 à 5 fois plus faible, un crédit d’impôt assis sur l’investissement ou l’innovation aurait eu un effet bien plus favorable sur la croissance et la compétitivité sans compromettre l’équilibre économique et politique de l’action du gouvernement. Car les 20 milliards du CICE étaient financés par une réduction supplémentaire des dépenses publiques et par une hausse de la TVA à partir du 1er janvier 2014. Supprimée par le Parlement en juillet 2012, la TVA sociale revenait ainsi sous un autre nom en décembre. Malheureusement le président n’en restera pas là : se trouvant un nouveau modèle - Schröder -, il poursuivra une politique de l’offre mais à contretemps : en plein effondrement de la demande européenne.
Le pacte dit « de responsabilité » : une politique de l’offre à contretemps
Dès la fin de l’année 2013, il était de plus en plus clair que non seulement la reprise ne se produirait pas, mais que la récession européenne amorcée pouvait devenir plus profonde et plus longue que prévue. Avec la récession, les pertes de recettes fiscales limitaient fortement la réduction effective des déficits malgré l’ampleur de « l’effort structurel », et le chômage continuait évidemment à croître. Face à une demande qui s’affaissait, il eût été cohérent de mettre à profit les deux années de délais accordés par l’Europe dans la réduction des déficits, pour soutenir le revenu des ménages à travers une action forte sur l’emploi du secteur non marchand.
Le pari du Président d’inverser la courbe du chômage aurait pu conduire à une politique bien adaptée à la conjoncture, s’il ne s’était pas contenté d’attendre passivement un retournement du cycle qui ne s’est pas produit. Car dans une récession, la création volontariste d’emplois dans le secteur non marchand peut redonner confiance et contribuer, par la hausse du revenu qui résulte des emplois créés, au soutien de l’activité économique et au retour de la croissance. Cela avait été appliqué avec succès dans le passé notamment pour relancer l’emploi et l’activité économique en 1997 et en 2006.
Or, non seulement François Hollande ne se donna pas les moyens d’agir massivement sur les emplois aidés, comme l’avaient fait Lionel Jospin en 1997 et Jean Louis Borloo en 2006, mais il lança le 14 janvier 2014 une politique économique à la fois en complet décalage avec la conjoncture économique et totalement orthogonale à ses engagements de campagne.
Au cours de la conférence de presse qu’il donna le 14 janvier on entendit ce discours stupéfiant d’un Président de la République expliquant que pour inverser la courbe du chômage il fallait maintenant tout miser sur l’offre, car « l’offre crée la demande ». Enoncer la « Loi de Say » en plein effondrement de la demande, il fallait que François Hollande ait perdu au pouvoir beaucoup de ses repères pour en arriver là. Les allègements sur les entreprises passèrent ainsi des 20 milliards du CICE à 30, puis 38 quelques mois plus tard pour atteindre 41 milliards en juillet 2014.
Comment un président de gauche, élu sur un discours du Bourget aux accents rooseveltiens, a-t-il pu faire de la politique de l’offre l’alpha et l’oméga de sa politique économique ? Comment a-t-il pu, alors que l’objectif principal était la réduction des déficits, programmer 41 milliards d’allègements – 2 fois le coût de ses 60 engagements - avec une accumulation sans précédent de dispositifs mal évalués, mal calibrés, moins destinés à aider les vrais entrepreneurs qu’à calmer les humeurs du Medef. Et tout cela financé par une réduction sans précédent de 50 milliards des dépenses publiques sur 3 ans par rapport à leur tendance de progression.
D’une efficacité douteuse sur le plan économique, ce revirement fut calamiteux sur le plan politique. Il conduira à la division de la majorité et enterrera définitivement la réforme fiscale que Jean-Marc Ayrault avait tenté de relancer en novembre 2013 avant d’être remercié par le Président quelques mois plus tard.
Le divorce au sein de la majorité
La coupure entre le Président et le peuple de gauche qui l’avait porté au pouvoir était déjà béante et, pour beaucoup de députés de la majorité, le tournant du pacte de « responsabilité » soigneusement préparé par le Secrétaire général adjoint de l’Elysée, Emmanuel Macron, n’enterrait pas seulement la mesure phare du programme de François Hollande. C’était le discours du Bourget et le moment social-démocrate incarné par Jean-Marc Ayrault qui disparaissaient au profit d’un social-libéralisme sinon ouvertement revendiqué, du moins ouvertement appliqué.
Le 5 avril 2014, quelques jours après la débâcle des municipales et deux jours avant la déclaration de politique générale du nouveau Premier ministre Manuel Valls, nous sommes 88 députés à signer un appel « pour un contrat de majorité » réclamant un changement d’orientation de la politique économique. Ainsi commença le divorce entre la politique économique du gouvernement et une partie de sa majorité.
Si ceux que la presse appellera les « frondeurs » se limitaient dans les votes à une quarantaine d’abstentionnistes, le nombre de députés socialistes qui doutaient de la pertinence de cette politique, mais qui votaient par principe les textes du gouvernement, étaient beaucoup plus nombreux. Combien de fois ai-je entendu des collègues me dire « je vote pour parce que je suis membre du PS et de la majorité, mais je ne comprends pas cette politique qui nous conduit à la catastrophe. ». Et la demande d’explication ne se limitait pas aux députés, voire aux ministres qui doutaient mais ne pouvaient s’exprimer, mais au peuple de gauche qui se sentait trahi. Je n’ai cessé au cours de cette période de répondre à de multiples invitations de fédérations du PS qui se demandaient où les conduisait cette politique. Comme j’avais consacré la plupart de mes interventions à l’Assemblée à de longues explications économiques, en particulier quand nous étions dans l’opposition, on me demandait : « sommes-nous dans la même situation qu’en 1983 avec le tournant de la rigueur ? Nous sommes-nous trompés avec le discours du Bourget ? ».
Pour avoir écrit un long ouvrage, « La gauche face à la crise », sur la politique économique des années 80 et soutenu en 1983 le tournant de la rigueur de Mauroy et Delors lorsque j’étais directeur à l’OFCE, ma réponse était clairement non. C’était même l’inverse : en 1983 il fallait corriger une relance inadaptée ; en 2013, c’est le changement de politique économique et la conversion à la pensée unique européenne qui était erroné.
Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’économie n’eut pas plus de succès dans ses propositions de réorientation de la politique économique. Après sa déclaration à Frangy en Bresse le 24 Août 2014, reprenant les propositions qu’il avait faites lors d’une conférence de presse à Bercy en juillet, mais y ajoutant cette fois une plaisanterie sur « la cuvée du redressement » qui ne fut pas du goût du Premier ministre, Montebourg, Hamon et Aurélie Filippetti quittèrent le gouvernement. Avec le départ des Verts lors de la formation du premier gouvernement Valls en avril et d’une partie des socialistes dans le second fin août, l’exécutif des deux dernières années du quinquennat se réduisit comme une peau de chagrin. Quelques jours après son départ du gouvernement, Arnaud Montebourg résumait le tournant politique avec une formule choc : « les Français ont voté pour la gauche et ils se retrouvent avec le programme de la droite allemande ».
Le président enterra la réforme fiscale...
Le « Pacte de responsabilité » ne se contentait pas de marquer un tournant vers une politique social-libérale à contretemps que Manuel Valls assuma pleinement, il enterrait la réforme fiscale que Jean-Marc Ayrault tenta de relancer, comme Premier ministre en sursis fin 2013, puis comme député en 2015.
En lançant la réforme fiscale à l’automne 2013, Jean-Marc Ayrault espérait qu’après avoir consacré 20 milliards d’euros aux entreprises avec le CICE, il allait pouvoir consacrer une somme comparable dans les années à venir à la réforme de l’imposition des revenus, qui était le grand engagement de campagne de François Hollande et de sa majorité. Mais la politique de l’offre était devenue l’unique préoccupation du Président et il était résolu, comme ses ministres des finances successifs, à écarter tout ce qui pouvait ressembler à un rapprochement de l’impôt sur le revenu et de la CSG.
Restait le prélèvement à la source, préalable à toute réforme de l’imposition des revenus. Le cabinet de Matignon avait fait un remarquable travail sur ce sujet alors même que l’administration fiscale avait multiplié les rapports pour éviter de voir revenir ce serpent de mer. Les études d’opinion avaient par ailleurs montré que c’était la seule réforme réellement attendue par les citoyens et Jean-Marc Ayrault espérait bien pouvoir aboutir au moins sur ce sujet. Mais avec la puissance de ses services, Bercy reprendra complètement la main sur les groupes de travail pour étouffer toute velléité de réforme.
Piloté par Dominique Lefebvre, député du val d’Oise et François Auvigne, inspecteur général des finances, le groupe de travail sur la fiscalité des ménages évacuera d’emblée la question de la fusion progressive de l’IR et de la CSG et, s’agissant du prélèvement à la source, se bornera à résumer dans un tableau les avantages et les inconvénients des deux systèmes de prélèvement. Bref, le document qui sera remis au nouveau Premier ministre en avril 2014 aboutira à ce que souhaitaient Bercy, Matignon et l’Elysée : enterrer la réforme fiscale relancée par Ayrault.
Manuel Valls : du bricolage fiscal ...
Manuel Valls premier ministre va donner la priorité au bricolage. Aucune des quatre principales mesures qu’il mettra en œuvre ne s’inscrira dans une vision globale et cohérente de la fiscalité des ménages ?
Première mesure, la réduction, dégressive, des cotisations d’assurance vieillesse et maladie entre 1 SMIC et 1,3 fois le SMIC. Le Conseil constitutionnel la juge contraire à la Constitution parce que le projet de Loi impliquait « qu'un même régime de sécurité sociale continuerait (...) à financer, pour l'ensemble de ses assurés, les mêmes prestations malgré l'absence de versement, par près d'un tiers de ceux-ci, de la totalité des cotisations salariales ».
Il est étonnant que le gouvernement, si prompt à agiter l’inconstitutionnalité d’une mesure lorsqu’elle résulte de propositions parlementaires, n’ait pas mesuré le risque d’inconstitutionnalité d’une dégressivité des cotisations salariales. Pourquoi s’engager sur cette dégressivité et non sur celle de la CSG, sinon par une opposition viscérale de Manuel Valls – et peut-être de façon incroyable de François Hollande lui-même - à tout ce qui pourrait rappeler une promesse de campagne oubliée ? Car, contrairement à une cotisation salariale, le Conseil constitutionnel ne s'oppose pas à une forme de progressivité de la CSG qui est un impôt. Il impose en revanche que soient pris en compte la situation familiale et le revenu global du foyer.
Confrontés à la suppression de la mesure phare du discours de politique générale de Manuel Valls, le Président et le Premier ministre recherchèrent une alternative. Une solution évidente était une transposition sur la CSG de la réduction dégressive de cotisation jusqu’à 1,3 SMIC. Elle fut effectivement proposée au Président dans les jours qui suivirent la décision du Conseil Constitutionnel par Dominique Villemot - que François Hollande consultait fréquemment sur la réforme fiscale - et par Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale des impôts.
Plutôt que de faire une réforme qui s’inspirait ouvertement de son programme de la campagne présidentielle, le Président laissa son nouveau premier ministre bricoler des réformettes. Et à l’été 2014, il annoncera une réforme qui ne verra le jour qu’au 1er janvier 2016 : la fusion du RSA activité et de la Prime pour l’emploi dans ce qui deviendra la Prime d’activité. Une fusion qui ne se substituait en rien à une baisse de la CSG, mais faisait disparaitre un dispositif fiscal automatique – la Prime pour l’emploi au profit d’un dispositif social qu’il fallait demander - comme le RSA activité - et qui, comme lui, faisait l’objet d’un non recours important. Entre temps, Manuel Valls s’empressa de réorienter les sommes initialement prévues pour les salariés modestes, qui souvent n’étaient pas imposables, vers les baisses d’impôt sur le revenu.
La deuxième proposition fiscale du discours de politique générale concernait en effet l’allègement de l’impôt sur le revenu. L’objectif était d’effacer dans les lois de finances successives les hausses résultant des mesures accumulées depuis 2011. Cet objectif était pertinent à la fois du point de vue politique et économique, puisqu’il augmentait le revenu des ménages, compensant les augmentations de début de mandat et soutenant la consommation. Mais, refusant d’inscrire les baisses dans une refonte cohérente de l’imposition des revenus articulant dégressivité de la CSG et baisse de l’impôt sur le revenu, Manuel Valls choisit le bricolage au coup par coup. Cela permettait de communiquer à chaque loi de finances sur les baisses d’impôt et la sortie de millions de contribuables de l’impôt sur le revenu, mais compliquait encore plus l’impôt sur le revenu et le consentement à l’impôt, et écartait pour longtemps toute réforme structurelle de l’imposition des revenus.
La loi de finance rectificative de l’été 2014 introduisait une réduction exceptionnelle de l’impôt dû en 2014 pour les contribuables modestes dont le revenu fiscal de référence était inférieur à 1,1 SMIC. Puis, dans le projet de Loi de finances pour 2015, le gouvernement supprima la première tranche de l’impôt sur le revenu et pérennisa cette réduction d’impôt exceptionnelle. La réduction du nombre de tranches ne simplifie nullement l’impôt ; quant à la suppression de la première tranche, elle est comparable à la suppression de la première marche d’un escalier : elle oblige à monter deux marches d’un coup ! Pour corriger cette entrée brutale dans l’impôt, le PLF 2016 revalorisera la « décote ». Enfin le PLF 2017 instaura une réduction d’impôt de 20 % pour tous les foyers ayant un revenu fiscal de référence inférieur à un certain plafond. Au total l’abaissement de l’impôt sur le revenu pour les contribuables modestes et les classes moyennes a représenté 6 milliards d’euros sur les années 2014 à 2017.
En multipliant les gestes fiscaux pour calmer le ras le bol fiscal, François Hollande aura effacé les hausses d’impôts de 2012-2013 en rendant non imposables 3 millions de contribuables modestes, mais en abandonnant en chemin la réforme fiscale pour s’inscrire comme Nicolas Sarkozy dans le bricolage.
... au bricolage social : Prime d’activité et modulation des allocations familiales
La prime d’activité annoncée en l’été 2014 et mise en place en 2016, fusionnait deux dispositifs de soutien aux revenus modestes : la Prime pour l’emploi et le RSA-activité. La Prime pour l’emploi était un dispositif fiscal (un impôt négatif) crée sous le gouvernement de Lionel Jospin pour compenser le taux élevé de la CSG qui venait de remplacer des cotisations sociales. Le RSA activité était une prestation sociale complétant le RSA en autorisant un cumul d’une partie du RSA et des revenus d’activités. Si le gouvernement de Manuel Valls s’était donné le temps d’une réflexion d’ensemble sur l’articulation entre le prélèvement à la source (que venait de lancer le Président Hollande), et la réforme des deux dispositifs de soutien aux revenus modestes qui était en discussion à l’Assemblée au même moment, il est probable que l’on aurait abouti à une évidence : la perspective du prélèvement à terme des deux impôts sur le revenu (IR et CSG) sur la feuille de paye conduisait naturellement à se poser la question du remplacement de la Prime pour l’emploi par une dégressivité de la CSG, plutôt que sa disparition au profit d’un RSA recalibré. C’est malheureusement le chemin inverse qui fut choisi : un mariage de la carpe et du lapin – de la Prime pour l’Emploi et du RSA – dans une Prime d’activité retenant notamment le critère familial du RSA, totalement orthogonal au critère fiscal de la Prime pour l’emploi.
Ce choix avait 3 inconvénients. Perdant une partie de son caractère automatique, la Prime d’activité risquait d’avoir, comme l’ancien RSA, un taux de recours très insuffisant. Le second inconvénient était de faire apparaître la prime d’activité comme une forme d’assistance pour les salariés au voisinage du SMIC, alors qu’il s’agissait tout simplement (comme l’ancienne Prime pour l’emploi) du remboursement d’une partie de l’autre impôt sur le revenu, acquitté au premier euro par tous les salariés – la CSG. Enfin, le critère familial du RSA, aboutissait à cette absurdité que deux salariés célibataires qui séparément touchaient la Prime d’activité pouvaient la perdre s’ils se mariaient.
Il est enfin un dernier domaine où le bricolage a encore complexifié notre système redistributif. Avant les réformes de 2013, l’ensemble des aides familiales (RSA, allocation logement, allocation de rentrée scolaire, complément familial et quotient familial) représentaient pour une famille de 3 enfants, 800 euros par mois pour un revenu familial de 1 SMIC. Leur montant diminuait jusqu’à 600 euros pour un revenu atteignant 4 SMIC puis augmentait fortement jusqu’à 1 100 € pour un revenu familial supérieur à 7,5 SMIC, du fait du quotient familial.
Les réformes intervenues depuis 2013 (majoration du complément familial, abaissement du plafond du quotient familial) avaient relevé l’aide aux familles modestes et abaissé l’avantage fiscal des familles aisées. Il restait un dernier pas à franchir pour obtenir un traitement juste de la famille dans l’impôt : abaisser une dernière fois le quotient familial et remplacer ces aides fiscales et parafiscale aux enfants par un crédit d’impôt identique quel que soit le revenu de la famille, comme cela est réalisé dans la plupart des pays.
Eh bien, pour éviter d’affronter la droite qui a toujours été vent debout contre toute remise en cause du quotient familial, le gouvernement proposa à sa majorité ce choix absurde : réduire les allocations familiales des familles aisées pour maintenir les avantages fiscaux du quotient familial. Alors que nous avions un système d’allocations familiales universelles où le soutien à l’enfant était indépendant du revenu de la famille, un gouvernement prétendu de gauche osa remettre en cause cette universalité, en transformant les allocations familiales en un système d’assistance pour préserver ce qui restait des avantages fiscaux des familles riches[10].
Dernière tentative pour relancer la réforme avec Jean-Marc Ayrault
En avril 2015, Jean-Marc Ayrault me proposa de travailler avec lui à un ouvrage sur le prélèvement à la source avec l’objectif de le publier à la Fondation Jean Jaurès lors de l’université d’été du Parti socialiste fin août.
Lorsqu’il avait lancé la remise à plat de la fiscalité, j’avais commencé à travailler sur le prélèvement à la source, dans l’idée de publier sur ce sujet au moment où le groupe de travail déboucherait. La question ayant été enterrée avec le changement de Premier ministre, j’avais remisé le sujet pour des jours meilleurs. Avec cet ouvrage, nous voulions forcer le destin et faire en sorte qu’il reste au moins quelque chose de ce quinquennat si décevant. Après tout, François Hollande, qui adore lancer des ballons d’essai en laissant au hasard et à la nécessité le soin de les faire éventuellement rebondir, avait évoqué en décembre 2014 devant des membres de la commission des finances reçus à l’Elysée plusieurs chantiers sur lesquels les députés de la majorité étaient invités à réfléchir, parmi lesquels figurait le prélèvement à la source.
Nous commençons une série d’auditions d’économistes, de juristes, de représentants des syndicats et du patronat, ainsi que des présidents et des rapporteurs des différents rapports parlementaires ou administratifs ayant porté sur ces sujets. Auditionnant François Auvigne, qui avait été coauteur en 2006 d’un rapport à Thierry Breton préconisant la mise en œuvre du prélèvement à la source, je lui demande pourquoi il avait changé à ce point d’avis dans son rapport remis à Manuel Valls. Il me confia qu’il était toujours favorable au prélèvement à la source, que celui-ci avait encore plus de pertinence depuis la mise en chantier de la déclaration sociale nominative (DSN) des entreprises qui permettra à l’administration fiscale de connaître mensuellement l’ensemble des revenus des contribuables, mais que la composition du groupe de travail ne pouvait qu’aboutir à renvoyer dos à dos les partisans et les adversaires du prélèvement à la source.
Les auditions commençant à faire circuler l’information selon laquelle Jean-Marc Ayrault s’attelait à nouveau à la réforme fiscale, Bercy commença à s’inquiéter. Je me souviens d’un échange avec Michel Sapin où il me dit : « je sais que tu travailles avec Jean-Marc sur le prélèvement à la source ; c’est un sujet délicat à Bercy, je ne voudrais pas me retrouver dans la situation de Christian Sautter en mars 2000 ». Christian Sautter avait dû démissionner à la suite de la grève des fonctionnaires opposés au projet de transfert des attributions fiscales de la direction de la comptabilité publique à la direction des impôts (transfert qui deviendra la fusion des deux directions en 2007).
Avec Jean-Marc Ayrault, notre conviction était que, des deux justifications traditionnelles du prélèvement à la source - les économies de gestion de l’impôt et l’intérêt pour le contribuable d’un impôt en temps réel sur le revenu courant - la première n’était plus d’actualité, tandis que la pertinence de la seconde était accrue avec la déclaration sociale nominative. Les économies de gestion avaient en effet déjà été réalisées avec la mensualisation et le traitement informatisé de l’impôt et c’était d’ailleurs l’un des arguments qu’avançait l’administration fiscale pour considérer que le prélèvement à la source n’était plus d’actualité.
Pour le contribuable au contraire, le prélèvement à la source de l’impôt comportait trois avantages que la Déclaration sociale nominative (DSN) amplifiait : la simplicité du prélèvement, l’ajustement rapide à sa situation financière et la facilité de gestion. Alors que dans tous les pays pratiquant depuis longtemps le prélèvement à la source, le taux appliqué au revenu courant était au mieux celui de l’année précédente, nécessitant une régularisation parfois importante l’année suivante, la DSN pouvait permettre un ajustement presque instantané de l’impôt au revenu perçu.
Le congrès du parti socialiste de juillet 2015 remet sur le devant de la scène la réforme fiscale. Plusieurs contributions évoquent la question fiscale oubliée, y compris celle du Premier secrétaire qui regrette « qu’une ample réforme fiscale fusionnant la CSG et l’IR n’ait pas été mise en œuvre ». Le jour de l’ouverture du congrès, nous publions avec Jean-Marc Ayrault une tribune dans Libération « révolutionner l’impôt à la source » qui plaide pour une mise en œuvre d’un prélèvement à la source s’ajustant rapidement au revenu du contribuable grâce à la DSN, accompagné du versement de la Prime d’activité alors en discussion au Parlement sous la forme d’une CSG dégressive. Et nous rappelons en conclusion que, comme l’exprimait la motion que nous avons cosignée avec François Hollande en 2005, « nous ne pouvons plus être les champions de la réforme fiscale dans l’opposition et les gestionnaires des archaïsmes fiscaux au pouvoir ».
La contribution de Martine Aubry propose également « l’engagement du chantier de l’impôt citoyen sur le revenu dès le budget de 2016 par le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu et une réduction de la CSG sur les premières tranches de revenu », ainsi que « la réorientation sur les ménages des 15 milliards non encore utilisés du pacte de responsabilité ». Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadelis, ayant reçu pour consigne de tout faire pour éviter que le Premier ministre soit désavoué par le congrès, acceptera tous les amendements, même lorsqu’ils sont clairement contradictoires avec la politique menée par son gouvernement. Cela ne changera pas la politique de Manuel Valls qui, comme François Hollande, Jacques Chirac et bien d’autres fait sienne les phrases célèbres d’Henri Queuille : « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent » et « la politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes mais de faire taire ceux qui les posent ». Le gouvernement se contentera de lancer le prélèvement à la source, mais ... pour le mandat suivant, réitérant ainsi le coup politique de Nicolas Sarkozy avec la TVA sociale.
Lors de la présentation de notre livre à l’université d’été du PS à la Rochelle fin Août 2015, Jean-Marc Ayrault annonce que nous déposerons un amendement au projet de Loi de finances pour 2016, pour réduire la CSG sur les premières tranches de revenu, comme s’y est engagé le PS lors de son congrès.
Plus précisément, notre amendement remplaçait pour les salariés, au 1er janvier 2017, le versement de la Prime d’activité par une réduction automatique et dégressive de CSG jusqu’à 1,34 SMIC. Pour les non-salariés, l’amendement maintenait le versement de la prime d’activité. Pour tenir compte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel concernant la dégressivité de la CSG, la régularisation l’année suivante de l’impôt sur le revenu, prenait en compte – comme la Prime pour l’emploi – le revenu fiscal de référence du foyer.
Même s’ils n’osaient pas s’opposer trop ouvertement à un amendement soutenu très largement par les parlementaires de la majorité, les Ministres de Bercy et la Ministre des affaires sociales n’y étaient pas favorables. La Prime d’activité était en effet le fruit d’un consensus conservateur entre les deux administrations respectives. L’administration de Bercy était satisfaite de se débarrasser de la Prime pour l’emploi et ne voulait pas se mêler de la CSG, dont elle n’assurait pas le recouvrement. Celle des Affaires sociales voulait conserver ses prérogatives sur les prestations versées aux plus modestes plutôt que d’accepter un dispositif automatique, même si la conséquence risquait d’être un taux élevé de non recours.
Voté par plus de 60 % des députés présents en séance malgré un avis du gouvernement « ne pouvant pas être favorable », mais s’en remettant curieusement au vote de l’Assemblée, le dispositif sera censuré par le Conseil constitutionnel au motif d’une inégalité de traitement entre salarié et non-salariés. Pourtant, la différence de traitement n’était que dans les modalités de versement de la prime d’activité. Or le Conseil Constitutionnel n’hésita pas autrefois à valider le taux réduit de CSG qui ne bénéficiait qu’aux retraités et aux chômeurs non imposables ou encore la défiscalisation des heures supplémentaires qui ne bénéficiait pas aux non-salariés et créait des inégalités de traitement bien plus manifestes. Comment considérer que cette différence entre salariés et non-salariés serait naturelle s’agissant des heures supplémentaires et ne le serait plus s’agissant d’un versement sur la feuille de paie, alors que celle-ci n’a pas plus d’existence pour les non-salariés que les heures supplémentaires ?
Cet épisode mit fin à toute tentative de relance de la réforme fiscale et creusa un peu plus l’écart entre le président et le peuple de gauche.
Conclusion
Loin de la grande réforme annoncée dans la campagne, le bilan fiscal des années Hollande se résume en un bricolage qui compliqua encore l’imposition des revenus et 40 milliards d’allègements de bric et de broc sur les entreprises, d’une efficacité douteuse sur le plan économique et calamiteuse sur le plan politique. Car l’incroyable paradoxe de ce quinquennat est que les réformes fiscales réalisées par Hollande auront été celles que Sarkozy proposait dans sa propre campagne électorale.
Le fossé avec le peuple de gauche qui l’avait porté au pouvoir se creusa encore plus avec deux projets étrangers aux valeurs de la gauche : la loi travail et la déchéance de nationalité.
[1] François Hollande corrige son projet fiscal, Jean-Baptiste Chastand, Le Monde.fr 4 janvier 2012 mis à jour le 10 janvier.
[2] L’expression est de Valérie Pécresse qui l’utilisa plusieurs fois dans les débats budgétaires.
[3] Cette séquence de politique économique qui conduira à la récession est décrite en détail dans le livre de Selma Mahfouz et Jean Pisani-Ferry «A qui la Faute » Fayard, Octobre 2016, p 42 et suivantes.
[4] Déficit de croissance et chômage : le coût de la non coopération. Notre Europe, Etudes et recherches n°1 avril 1997, téléchargeable sur le site
[5] La grande récession des années 2012-2014 : les socialistes européens à l’épreuve des égoïsme nationaux, Revue socialiste n° 60 « Situation du socialisme européen », Novembre 2015.
[6] En 2015 l’Express qui a consulté le document en donne des extraits dont sont issues les citations : le-programme-secret-de-fabius-pour-hollande-en-2012 Par Marcelo Wesfreid, publié le 15/09/2015
[7] Voir Un impôt juste c’est possible pages 33-35
[8] Crée en 1981 elle diminue l’impôt sur le revenu pour les contribuables modestes cf chapitre 5
[9] Rapports du comité de suivi du CICE septembre 2016 et octobre 2017
[10] Nous reviendrons sur cette question dans la 3ème partie de cette rubrique « la gauche et la réforme fiscale » qui traitera de nos propositions.