En cette période de l’année où notre devoir de citoyen nous appelle, selon les termes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, à une contribution commune « répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés », je vous propose ci-dessous une histoire condensée des débats à travers les siècles qui ont abouti à l’adoption en 1914 de l’impôt sur le revenu en France. Une histoire que j’ai développée plus en profondeur dans les premiers chapitres de mon livre Un impôt juste, c’est possible ! (2018).
Les notions de consentement à l’impôt et de justice fiscale ont une longue histoire, marquée par l’évolution générale des idées philosophiques, économiques, sociales et par les grandes avancées démocratiques.
On ne peut comprendre l’histoire tourmentée de l’impôt sur le revenu dans notre pays sans revenir sur le lien étroit qui vit naitre simultanément l’impôt moderne et la démocratie.
L’impôt au cœur des révolutions
Le consentement à l’impôt et la naissance des Parlements
En Angleterre, en France et aux Etats-Unis, le consentement à l’impôt est étroitement lié à la naissance et à l’essor des Parlements. L’exemple anglais est à ce point marquant que beaucoup de traités de finances publiques (y compris en France) commencent par l’histoire britannique. En 1215, la nécessité de lever l’impôt conduit en effet le roi d’Angleterre Jean Sans Terre à concéder à ses barons la Grande Charte (Magna Carta), l’obligeant à obtenir l’accord d’un Grand Conseil avant de créer de nouveaux impôts.
Un siècle plus tard, les mêmes raisons vont conduire en France à la création des États généraux (1302). A cette époque, les impôts sont toujours des ressources exceptionnelles et la convocation des « assemblées » dans les deux nations n’a pas d’autre périodicité que celle des besoins d’argent du souverain, le plus souvent pour financer les guerres.
C’est encore le consentement à l’impôt, mais cette fois contre le Parlement anglais, qui sera à l’origine de la révolution américaine et de la fondation des Etats-Unis, après la révolte de la Boston Tea Party en 1773 autour du principe « no taxation without representation ».
La Révolution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
A partir du XVe siècle, alors que l’Angleterre avance progressivement vers le parlementarisme, la France prend le chemin de l’absolutisme et la disparition du principe de consentement va rendre l’impôt particulièrement impopulaire. Les multiples impôts directs et indirects ont tous en commun d’être profondément inégalitaires et d’affecter essentiellement les roturiers, puisque l’Eglise et la noblesse en sont exemptées.
Les États généraux ne furent jamais réunis entre 1614 et 1789. En leur absence, les parlements d’Ancien Régime vont utiliser leur compétence d’enregistrement pour bloquer toute réforme et contraindre la monarchie à convoquer des États généraux en 1789. Cette année-là, le rejet de l’imposition est tel qu’il occupera la majorité des revendications des cahiers de doléances, et le droit royal à lever l’impôt à sa guise conduira en fait à la disparition d’une monarchie incapable de se réformer
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée le 26 août 1789, fonde de façon magistrale le principe d’égalité devant l’impôt et celui de son consentement à travers les articles 13 et 14, rappelés aujourd’hui encore dans presque toutes les décisions fiscales du Conseil constitutionnel :
- Article 13 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
- Article 14 : Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».
Proportionnalité ou progressivité ?
Pour beaucoup de constituants, la phrase « répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés » faisait implicitement référence à une fiscalité proportionnelle au revenu. Mais comme le montrera le débat à la Convention et, bien avant, les réflexions de Montesquieu, Rousseau et Condorcet, la prise en compte du minimum de subsistance dans les facultés contributives justifiait déjà à l’époque un impôt progressif. Dans De l’esprit des Lois, Montesquieu expliquait dès 1748 : « Dans l’impôt sur la personne, la proportion injuste serait celle qui suivrait la proportion des biens ».
Evoquant l’impôt sur les loyers, le père du libéralisme économique, Adam Smith, concédait d’ailleurs « qu’il n’y aurait peut-être rien de déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’Etat, non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion ».
L’idée de préserver les revenus nécessaires à la subsistance est au cœur des propositions d’impôt progressif faites à la Convention. Dans son ouvrage l’Impôt progressif (1791), Condorcet avait même anticipé la théorie de l’utilité marginale qui, au siècle suivant, donnera le fondement le plus rigoureux à la progressivité de l’impôt. Robespierre reprendra également une idée voisine dans sa proposition de Déclaration des droits de 1793.
Les impôts de la Révolution : une fiscalité inspirée des physiocrates
Malgré ces débats de la Convention, la fiscalité issue de la révolution sera au mieux proportionnelle, et fortement inspirée du courant physiocrate qui a dominé la pensée économique au XVIIIe siècle. Comme l’exprimera La Rochefoucaud dans son rapport à la Constituante : « La terre, source unique de toutes les richesses, fournit également toutes les contributions ». L’impôt foncier sera ainsi la cheville ouvrière du nouveau système fiscal. Sur les quatre impôts crées par la Révolution (dénommés les « quatre vieilles » en raison de leur exceptionnelle longévité), trois porteront sur la propriété foncière. La Révolution abolira tous les impôts indirects et, s’agissant des impôts directs, refusera une fiscalité personnelle en imposant les biens du contribuable et non la personne.
On peut trouver paradoxal aujourd’hui que la Révolution ait introduit une fiscalité sur les biens plutôt que sur les revenus. Mais dans une société essentiellement agricole, il était difficile d’évaluer le revenu. D’autre part, l’impôt personnel sur le revenu reposant sur une déclaration de revenus expérimenté depuis Louis XIV, était le symbole de l’Ancien Régime.
Comme le rappelle Mireille Touzery, la suppression en 1790 de ce premier impôt sur le revenu, symbole des inégalités de l’Ancien Régime, fut un combat de gauche. Un siècle plus tard, le rétablissement d’un véritable impôt sur le revenu payé par tous les citoyens fut le nouveau combat de la gauche.
Justice fiscale et progressivité : les débats du XIXe siècle
La révolution de la théorie économique de l’utilité marginale, qui n’atteindra la France que beaucoup plus tard, va profondément bouleverser la notion de justice fiscale, fondant de façon rigoureuse ce que les philosophes des Lumières avaient pressenti un siècle auparavant : on ne peut pas taxer au même taux le nécessaire et le superflu.
Justice fiscale et progressivité : un changement radical dans la pensée économique
En matière de justice fiscale, deux doctrines s’affrontaient et s’affrontent encore aujourd’hui : la « doctrine du bénéfice » et celle des « facultés contributives ». Pour les premiers, il doit y avoir une équivalence entre la charge fiscale supportée par le contribuable et les avantages qu’il en retire de l’action publique. Pour la doctrine des facultés contributives, au contraire, l’impôt n’est pas lié aux avantages que retirent les citoyens de l’action publique, mais aux facultés qu’ils ont d’y contribuer par leur revenu ou par les biens dont ils disposent : la justice fiscale est l’égalité dans la contribution de chacun en fonction de ses facultés.
La justice fiscale, c’est-à-dire l’égalité des sacrifices entre les citoyens, doit donc reposer sur des taux marginaux qui augmentent avec le revenu. C’est en définitive la justice fiscale, plus que la volonté de redistribution, qui fonde la progressivité de l’impôt.
La pensée économique d’inspiration libérale enrichie par la théorie de l’utilité marginale va conduire dans les pays anglo-saxons à la création de l’impôt progressif sur le revenu, alors que les libéraux français deviendront à partir de la seconde moitié du XIXe siècle des ultra-conservateurs. Cette évolution séculaire explique que le même mot – libéral – puisse avoir une connotation de gauche dans le monde anglo-saxon et de droite en France.
Les libéraux français : de la Révolution au conservatisme.
Cette évolution est d’autant plus étonnante que le plus important des économistes libéraux français, Jean-Baptiste Say (1767-1832), avait été l’un des premiers à développer cette nouvelle conception de la justice fiscale. S’il considère que « les meilleurs impôts ou plutôt les moins mauvais sont les plus modérés quant à leur quotité » (...) il s’exprimera clairement en faveur de la progressivité de l’impôt dans son Traité d’économie, en 1802 : « J’irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer que l’impôt progressif est le seul équitable. »
De l’analyse magistrale de Jean-Baptiste Say, les économistes libéraux, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ne retiendront que le plaidoyer pour l’impôt minimum. Les successeurs de Jean-Baptiste Say finiront par s’opposer à tout ce qui pourrait apparaitre comme une ingérence de l’Etat dans l’économie. C’est qu’entre-temps l’adversaire des libéraux avait changé : ce n’était plus le conservatisme des grands propriétaires fonciers, mais les « socialistes » et les projets radicaux.
Le réformisme fiscal : radicaux et socialistes
La création d’un impôt sur le revenu a été évoquée dès 1848 par Garnier-Pagès, ministre des Finances de la IIe République, et dans le programme de Gambetta aux élections législatives de 1869. De 1880 à 1907, plus de 200 textes législatifs ont été abandonnés, rejetés, ou parfois adoptés par la seule Chambre des députés. Les choses vont toutefois changer avec les élections législatives de 1893 où les radicaux obtiennent 122 sièges et les socialistes font une entrée remarquée avec une cinquantaine d’élus.
Le combat pour l’impôt progressif sur le revenu a été largement initié par le Parti radical-socialiste (Paul Doumer, Léon Bourgeois) avec le soutien de la frange réformiste du Parti socialiste (Jean Jaurès). La pensée radicale est profondément marquée à la fin du XIXe siècle par l’approche solidariste, visant à conjuguer liberté individuelle et justice sociale.
Portées par l’économiste Charles Gide et par Léon Bourgeois, président du Conseil radical en 1895, les thèses solidaristes exerceront également une influence importante sur l’aile réformiste des socialistes et conduiront au mouvement coopératif dont Gide fut à la fois le théoricien et l’artisan de l’unification, aux côtés de Jaurès en 1912.
Les radicaux seront d’autant plus actifs sur la question sociale dans la décennie 1880 qu’ils seront concurrencés dans ce domaine par la montée du mouvement socialiste qui passera d’une douzaine de députés en 1889 à une cinquantaine en 1893 et feront une percée aux municipales de 1893 en remportant notamment Lille, Marseille, Dijon, Limoges, Roubaix. Mais les socialistes, longtemps influencés par les écrits de Pierre-Joseph Proudhon, resteront longtemps à l’écart du combat pour la mise en œuvre de l’impôt progressif, à l’exception de la composante réformiste animée par Jaurès et Millerand.
Le projet de Paul Doumer de 1896
Le 1er février 1896, Paul Doumer, devenu ministre des Finances du gouvernement radical de Léon Bourgeois, dépose un projet d’impôt progressif sur le revenu. Les adversaires du projet, majoritaires au sein de la commission du budget, feront tout pour retarder les débats et demanderont au gouvernement de revoir son projet pour qu’il ne contienne ni « investigations vexatoires » (c’est-à-dire déclaration de revenus) ni taxation arbitraire (c’est-à-dire progressivité), souhaitant au contraire « une taxation résultant de la force des choses », c’est-à-dire, dans le vocabulaire libéral, proportionnelle.
Contre l’avis de la Commission des Finances, la chambre adoptera le projet par une majorité de 286 contre 270, mais le projet sera rejeté par le Sénat et le gouvernement de Léon Bourgeois démissionnera suite au blocage du vote des crédits par le Sénat.
La naissance mouvementée de l’impôt sur le revenu
Alors que l’impôt progressif sur le revenu a été institué dès 1842 au Royaume Uni (et même en 1799 dans sa première version), suivi par de nombreux pays européens (Suède en 1861, Italie en 1864, Allemagne en 1891, Pays-Bas en 1893), la France, malgré un demi-siècle de débat, n’adoptera l’impôt progressif qu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Après l’échec du projet Doumer en 1896 et jusqu’en 1907, aucun gouvernement n’osera en effet présenter un projet d’impôt sur le revenu comportant la déclaration et la progressivité.
La création de l’income tax en Angleterre et l’Einkommensteuer en Allemagne
C’est une nouvelle fois l’Angleterre qui fut pionnière dans la mise en œuvre de l’impôt sur le revenu, en raison, à nouveau, de la guerre avec la France. Tout d’abord proposé par William Pitt en 1797, il sera supprimé en 1816 après Waterloo, puis réintroduit en 1842, à un taux voisin de 3%.
Au début du XXe siècle, la question d’une plus grande progressivité se posera, particulièrement après les élections de 1906 où le parti libéral obtient 400 députés et le parti ouvrier 29. Le contexte politique britannique de l’époque était voisin du contexte politique français, car les libéraux anglais n’avaient rien à voir avec les « libéraux conservateurs français » et étaient proches en fait du parti radical.
En Allemagne, la création de l’impôt sur le revenu s’inscrit dans le prolongement de la politique bismarckienne visant à lutter contre la montée du mouvement socialiste, à la fois par des loi d’exception et par la réalisation de réformes sociales destinées à désamorcer les revendications sociales. Bismarck n’hésitera pas à évoquer le « socialisme d’Etat » pour qualifier sa politique sociale. Ce n’est pas lui mais son successeur, Leo von Caprivi, sous la conduite autoritaire de l’empereur Guillaume II, qui mettra en œuvre en 1891-1893 l’impôt sur le revenu (Einkommensteuer).
Joseph Caillaux et l’impôt sur le revenu
Ancien inspecteur des finances, élu député de centre droit en 1998, Joseph Caillaux devient Ministre des Finances en 1899-1902, période durant laquelle il contribua, selon ses propres dires, à étouffer le projet d’impôt sur le revenu « tout en ayant l’air de le défendre ».
A nouveau ministre des Finances en 1906, et ayant désormais glissé à gauche suite à l’affaire Dreyfus, il présentera le projet qui conduira à la création de l’impôt sur le revenu. Il dispose cette fois d’une majorité de députés radicaux et socialistes. S’inspirant du modèle de l’income tax, il remplacera les « quatre vieilles » par un système d’impôts cédulaires, portant sur 7 catégorie de revenus : propriétés bâties, propriétés non bâties, capitaux mobiliers, bénéfices industriels et commerciaux, bénéfices agricoles, traitement des fonctionnaires et revenus des professions libérales. Chaque catégorie est taxée à des taux proportionnels allant de 3 à 4%.
A ces impôts cédulaires s’ajoute un impôt général sur le revenu progressif (dit de superposition) concernant les contribuables dont le revenu global est supérieur à 5000 francs et qui atteint par tranches successives le taux de 4% à partir de 100 000 francs. Il nécessite une déclaration des revenus pour ceux qui y sont soumis. C’est évidemment cet impôt qui soulèvera le plus de critiques, en raison de la progressivité et de la déclaration.
1907-1909, deux années de débats à l’Assemblée.
Le 7 février 1907, Caillaux dépose son projet de loi à l’Assemblée après un discours « magistral » tant par la profondeur de ses analyses que par son caractère pédagogique. La discussion durera deux ans et déclenchera, à la Chambre et dans le pays, des débats aussi passionnés que la loi de séparation des Eglises et de l’Etat qui monopolisa la législature précédente. Les débats à l’Assemblée furent aussi l’occasion d’affrontements d’une remarquable qualité entre, d’un côté le ministre soutenu par Jean Jaurés et Camille Pelletan, et de l’autre les opposants.
L’un des trois orateurs de l’opposition, Henri Laniel, développera ce que l’on appelle aujourd’hui la théorie du ruissellement : « Le résultat inévitable de l’impôt sur le revenu sera de diminuer, de réduire autant que possible en France les dépenses somptuaires, le luxe. Or le luxe est l’élément indispensable, l’élément le plus actif du relèvement des salaires ». Ce à quoi Camille Pelletan répondra : « Relisez, messieurs, l’histoire de la Restauration, vous verrez que cet argument était celui de la réaction d’alors. Il consiste à dire que si l’on veut [agir contre la pauvreté], il faut enrichir les riches, car ce sont eux qui font vivre les pauvres ». Les débats sur les politiques fiscales de Thatcher, Reagan et plus récemment Sarkozy et Macron, ont donc une longue histoire !
Dans son intervention, Jaurès répondra aux députés et aux journaux de droite accusant l’impôt sur le revenu d’être l’antichambre du collectivisme, et rejettera l’idée qu’il s’agisse d’un projet révolutionnaire : « il peut tout au plus mettre un peu d’équité dans le fonctionnement de la société présente ». Caillaux reconnut dans ses mémoires qu’il « aurait triomphé péniblement s’il n’avait eu l’appui de Jaurès [...] qui s’employa à aplanir les différends », et obtint de ses amis socialistes et radicaux qu’ils soutiennent le projet du gouvernement.
Du vote de l’Assemblée à son adoption définitive en 1914
Adopté après deux années de débat par la Chambre des députés le 9 mars 1909, le projet d’impôt sur le revenu ne franchira l’hostilité du Sénat qu’à la veille de la guerre, le 15 juillet 1914. Les conservateurs, qui avaient perdu à la Chambre, prirent en effet leur revanche au Sénat. Comme pour beaucoup d’autres avancées sociales ou sociétales (le droit de vote des femmes adopté par l’Assemblée dès 1919 à une très large majorité, que le Sénat refusa d’examiner pendant toute la IIIe République), le Sénat où aucun socialiste ne siégeait et où la majorité radicale était de centre droit enterra le projet.
Le taux marginal de l’impôt sur le revenu, qui avait été ramené à 2% lors de sa mise en place, passera à 10% en 1917 puis 20% en 1918, avant d’augmenter encore davantage dans les décennies suivantes.
Si pour beaucoup d’historiens, le XXe siècle commence avec la Première Guerre mondiale, cela est vrai également de l’impôt sur le revenu : poids de l’impôt, mode de prélèvement, fraude et évasion fiscale, et bien sûr, progressivité de l’impôt... tels sont les débats qui traverseront par la suite le XXe siècle.